Je pense beaucoup à cette histoire ces derniers temps … Fanny a bien existé et la rencontre avec son histoire fut le fruit du plus pur des hasards. Une histoire d'archives … Je l'avais racontée sur FAM en 2012 et peut-être même avant car c'est l'une des première découvertes lorsque j'écrivais le livre sur l'histoire de la manufacture Zenith. Elle est d'une étonnante actualité …
Histoire du temps d'avant
On est en 1913. Certains croient encore que la guerre n'est qu'une rumeur et que le siècle apportera la paix. En Suisse, les manufactures d'horlogerie tournent à plein régime comme leurs concurrentes américaines qui vendent de mieux en mieux leurs productions en Europe et en particulier en Grande Bretagne. Les Anglais sont très amateurs de montres Elgin en particulier.
Ce 21 janvier 1913 est en France une année de forte pluviométrie. Le Bassin Parisien et tout le Nord-Est sont encore gorgés d'eau et après les grandes inondations de 1910, la population s'angoisse à l'idée de devoir abandonner les maisons et nettoyer à nouveau les dégâts. "On a de l'eau jusqu'aux genoux" écrit un Auvergnat exilé près de Paris."Nous ferons notre affaire de toute cette eau…" La population est résignée, elle est habituée au froid, aux conditions climatiques difficiles et à des journées de travail qui atteignent jusqu'à 10 heures.
Poincaré va céder la place à Aristide Briand. L'hiver est glacial et on n'arrive pas à réchauffer les maisons. Une température de 16 degrés à l'intérieur est un confort inhabituel. On connait des points chauds près des cheminées mais au delà d'un mètre la température décroit rapidement vers 10 ou 12 degrés. Les ateliers d'horlogerie sont éparpillés sur le territoire suisse car, faute de moyens de transport, il faut les installer à proximité des zones où vivent les ouvriers. On a recours au travail à domicile et les manufactures regroupent les travaux les plus complexes ou nécessitant des machines coûteuses et indispersables. Si on habite à moins de 4 ou 5 kilomètres de l'usine, c'est à pieds que l'on vient qu'il pleuve, neige ou vente. Il appartient à chacun de s'équiper en conséquence.
Fanny travaille au Locle chez ZENITH, on y est bien avec des semaines à 58 heures rythmées par la sirène. Les Samedi sont travaillés mais quoi faire quand le sol est gelé ? L'hiver rigoureux, la neige parfois de plus d'un mètre de hauteur, ici on connait alors on sait isoler ses pieds avec des chaussettes de laine ou du journal. Le froid ne fait pas peur. Fanny travaille au polissage des boites qu'elle termine et fréquente depuis quelques mois Philippe à l'atelier d'outillage. Fanny est une jolie jeune femme, mince et d'apparence frêle mais elle est solide et énergique.
Philippe et Fanny se voient pendant les pauses et, le soir, il la raccompagne chez elle. Ils discutent et, suprême récompense, elle l'embrasse tendrement sur la joue à l'arrivée. Ce moment délicieux vaut bien les 4 kilomètres à pieds du détour.
Ce 21 janvier 1913, c'est finalement un jour comme les autres jours qui se profile sauf que le contremaitre a dit aux filles de se faire belles car un photographe doit venir immortaliser leur travail. Le photographe fige les images et oblige les ouvrières à se statufier le temps de charger la plaque de la chambre en bois de la lumière qui va l'impressionner.
Fanny est belle, elle rayonne à l'établi comme dans la vie et illumine la photo autant que le soleil qui éclaire la pièce. Coiffée avec une élégance folle d'un chapeau pour protéger ses jolis cheveux châtains des poussières d'argent. Son profil séduit le photographe qui fixe pour l'éternité la beauté de ses 24 ans sur la plaque. C'est aujourd'hui l'anniversaire de Fanny et ce soir, elle fera a Philippe la promesse de passer un peu plus de temps avec lui dimanche prochain.
L'insouciance des êtres, le romantisme de Fanny et son amour pour Philippe ne seront que très peu altérés par la guerre qui se prépare. Non, leur combat à eux viendra juste à la fin de la guerre pendant laquelle ils uniront leurs destins. C'est d'Espagne que soufflera le rappel aux réalités du malheur. On dit d'Espagne à l'époque mais on sait depuis que c'est des Etats-Unis que vient ce fléau. La grippe espagnole décime entre 1918 et 1919, 30 à 40 millions d'Européens officiellement et probablement plus de 100 millions de personnes dans le monde, chiffre qu'on dissimule aux populations pour cause de fin de guerre. On y perd Guillaume Apollinaire. En France, il y aura 150 000 morts.
Fanny et Philippe protégeront comme ils peuvent l'enfant né de leur union et voient disparaître leurs parents et un frère. Pas une famille n'échappe à une disparition. On se compte chaque semaine comme pour se rassurer et on se méfie de tout le monde car le virus est partout, ignorant le froid et le chaud.
La vie ensuite ne sera jamais plus pareille. L'insouciance d'avant a disparu cédant la place à la conscience que le bonheur est forcément furtif et provisoire. Fanny reste magnifique sur cette image qui finalement a figé plus que son reflet et a conservé la fraicheur et le bonheur de cette année 1913.
On est forcément toujours avant ou après quelque chose. C'est après que l'on sait si c'était mieux avant, un avant dont on n'est pas toujours maître. Fort heureusement, il arrive aussi que ce soit mieux après… Le temps ne joue pas nécessairement contre nous mais il joue avec nous, en partenaire ou adversaire. Nos montres ne font que le mesurer en contribuant à nous convaincre de l'apprivoiser.
Merci à Fanny d'avoir partagé avec nous un siècle plus tard, l'image de son temps d'avant...
Droits Réservés - Forumamontres - Mars 2020. Joël Duval