On va l'appeler Victorine mais ses enfants et petits enfants l'appellent "la vieille" . Victorine vit dans une de ces maisons de retraite mouroir où le personnel parle fort sans se préoccuper de savoir s'il s'adresse à une personne atteinte ou non de surdité., dit un numéro de chambre pour désigner les pensionnaires, où l'on dine à 18 heures.
Victorine a 94 ans, ça fait 20 ans qu'on l'a placée là pour son bien lui a-t-on dit quand on lui a pris ses meubles sous son nez, placé ses souvenirs dans un carton à chaussure et empilé les cartons dans cette moitié de placard qu'elle partage avec une autre pensionnaire. L'autre lit a déjà tourné trois fois depuis que victorine est là. Enfin, c'est ce que disent pudiquement le personnel de service pour expliquer que les occupants sont morts les uns après les autres.
Victorine depuis sont entrée s'est un peu dégradée, elle n'entend plus bien et ne voit plus très bien. On lui a consenti un seul meuble qu'elle a du choisir entre un fauteuil voltaire au tissu usé, une horloge comtoise offerte lors de son mariage à condition de ne pas la faire fonctionner et une tablette bancale qu'elle avait reçue en cadeau de mariage.
Victorine a gardé avec elle la comtoise. Chaque jour elle la regarde au moins 4 ou 5 heures. Dans sa tête, elle l'entend sonner et écoute ce tic et tac du balancier qu'elle imagine se déplaçant pendant que le chat, animal interdit dans l'établissement et qu'elle n'a donc plu, baille sur ses genoux.
Victorine revoit son mari remontant la pendule et lui expliquant peu de temps avant sa mort, comment faire. Les enfants de Victorine habitent à un kilomètre dans ces grands ensembles que les banlieues ont laissé construire dans les années 70. La proximité est telle que chaque jour, la fille de victorine prend le bus juste devant la maison de retraite pour aller prendre son service de gardienne de piscine.
Une fois par an, à la Toussaint, les enfants viennent le même jour voir Victorine et l'emmènent généreusement au cimetière sur la tombe de son mari et donc de leur père. C'est pour Victorine un moment de joie de voir ses enfants teinté de tristesse de se rapprocher de son mari mort si longtemps avant elle.
Victorine ne se plaint jamais, elle se lève à heure fixe sans être réveillée par le personnel et est joyeuse quand le menu comporte des frites qu'elle adore depuis toujours consommer très salée. Elle voit en moyenne 7 à 8 pensionnaires disparaitre chaque mois. Il faut réexpliquer aux nouvelles les règles des dominos et de la belotte. Le mardi, un atelier de poterie est réputé distraire les vieux et si le mercredi est libre, le jeudi et le vendredi sont consacrés à des exercices de mémoires avec des cubes d'enfants sur lesquels on a écrit au feutre des lettres à remettre dans l'ordre.
La vie de Victorine ne comporte plus aucune surprise et c'est de cela qu'elle meurt le plus, bien plus que du cumul des années. Victorine vit au dessus des autres sans le savoir, elle ignore la haine et vit résignée par le néant. Elle aime ses enfants et petits enfants qu'on lui cache et oublie cette sale odeur âcre d'urine mélée aux désinfectants hospitaliers.
Victorine tient bon la rampe comme elle dit. Elle ajoute parfois que si elle avait su, elle aurait profité davantage de la vie , aimé plus fort ceux qu'elle a aimés et regrette de ne pas leur avoir assez dit. elle n'a plus ni larmes, ni mements de déprime. Victorine sait qu'au bout du chemin, ce que les autres redoutent la libérera de cette vie qu'elle ne veut pas quitter par la force mais voudrait être invitée à abandonner.
Victorine attend avec ce tic et ce tac dans la tête et ce regard profond de ceux qui ont compris que le bonheur et le malheur sont entre leurs mains et que c'est dans l'instant qu'il faut profiter de la vie pour ne rien regretter ensuite. Pendant que les autres sont partis regarder la télévision, Victorine se régale de cette pendule qui a mesuré le temps de son bonheur. Elle est certaine que le jour venu, elle la fera vraiment sonner une dernière fois... et cela personne ne pourra l'en empêcher.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).