Vous je ne sais pas, mais moi je me souviens parfaitement du jour où le virus m'a atteint.
J'étais alors un petit garçon. Et comme beaucoup de petits garçons, j'étais extrêmement curieux. Un endroit mystérieux et envoutant était l'objet de tous mes fantasmes : le bureau de mon père.
Il faut savoir que mon père habite littéralement ce bureau. Dès qu'il n'est pas au travail, il est dans cette pièce, du matin jusqu'au soir, devant son ordinateur, à écouter sa musique. S'immiscer dans son antre était d'autant plus savoureux que les occasions étaient rares. Le plus souvent, c'était durant sa sieste, l'oreille tendue pour guetter le bruit de ses pas au cas où il se serait levé plus tôt. Bien sûr, quand ça arrivait, il me fallait filer le plus vite possible en espérant qu'il n'ait pas remarqué mes fouilles. Avec le recul, je réalise qu'il devait avoir pleinement conscience de mes passages, et qu'il feignait de les ignorer. Qu'importe, le parfum d'interdit est toujours là aujourd'hui, et le fait de savoir que tout était sous contrôle ne change rien à mes souvenirs.
Le point de mire de mes explorations était le tiroir droit du bureau en lui-même. C'était une vraie caverne d'Ali Baba recelant des trésors magiques à mes yeux d'enfant. Tout pour moi était merveilleux : vieilles gommes en forme de chaussures, briquets jetables ou en argent, trombones, punaises, pin's, on trouvait de tout dans ce tiroir, le meilleur comme le pire. Mon père n'avait pas peur d'entasser au même endroit son alliance et de vieux élastiques, et c'est pour ça que j'étais sûr de trouver quelque chose d'intéressant à chaque fois.
Quoi qu'il en soit, j'ai fini par remarquer ce qui est vite devenu l'objet de toutes mes attentions. C'était bien entendu une montre, il y en avait quelques unes dans le bazard, mais elle avait quelque chose en plus. Oh, elle ne payait pas de mine avec son verre fêlé, le cadran délavé et son vieux bracelet tressé. Mais elle m'avait tapé dans l'oeil.
Bien sûr, elle était cassée. En tout cas, rien ne bougeait sur son vieux cadran. Mais bon sang, qu'est-ce qu'elle était belle ! Il y avait des chiffres partout, des compteurs dans tous les sens, des boutons sur les côtés ! Rien à voir avec ma petite Swatch toute simple ! Et qui sait, peut-être qu'en changeant la pile, cette merveille se remettrait à marcher ?
Souvent, je revenais vers cette montre, oubliée dans le tiroir de mon père. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? Pourquoi ne portait-il pas une montre aussi belle ?
Et puis un jour, j'eus la surprise de ma vie : en manipulant la couronne, je vis une des aiguilles repartir ! Tout bonnement incroyable : cette montre était encore vivante !!! Peut-être qu'en touchant à tout, j'avais réveillé la batterie ? Quel âge pouvait avoir ce garde temps ? Combien de temps un objet laissé pour mort au fin fond d'un tiroir fourre-tout pouvait survivre ? L'endurance de l'objet me stupéfiait.
Un jour, je finis par sauter le pas. Des années étaient passées, j'avais apprivoisé l'objet, et dans mon coeur, il m'appartenait déjà. Je demandai donc la montre à mon père, comme sûr de mon bon droit. Et chose incroyable, il accepta de me la donner !
"Prends-en soin", me dit-il, "c'est une belle montre que mon frère aîné m'a donné, et elle a de la valeur".
Oh ça, pas besoin de me le dire. De la valeur, elle en avait assurément. Même si cette montre ne valait rien, elle était dans mon coeur le summum de la perfection horlogère. J'avais trouvé la montre de ma vie. Celle que je porterais fièrement soir et matin, et qui sait, que je lèguerais à mes enfants ?
Un rapide tour chez l'horloger lui donna un coup de neuf. avec un nouveau verre, un joli bracelet et une bonne révision, la montre était ressuscitée. Avec beaucoup de vécu, ça se voyait, mais d'une fiabilité à toute épreuve.
Je l'ai gardée au poignet de nombreuses années. Seulement, le temps passant, j'ai fini par m'acheter une montre à quartz bon marché, que je pouvais porter sans oublier de la remonter. C'était plus simple, j'étais pressé, et la montre de mon père était quand même un peu ancienne. Régulièrement, je revenais vers elle, parce qu'elle finissait par me manquer. Mais j'avais suffisamment rayé son verre pour ne pas vouloir l'abimer d'avantage. Pendant cinq longues années, je l'ai délaissée, la montre de mes rêves. Je ne la portais qu'occasionnellement, comme on se rappelle le bon vieux temps.
Et puis j'ai commencé à travailler, à gagner un petit peu d'argent. Et dès que j'ai mis des sous de côté, j'ai pensé à elle. Elle méritait bien mieux que ce que je lui avais donné jusqu'à présent. Elle méritait une seconde jeunesse.
Je cherchais donc sur internet les revendeurs officiels, et j'amenais fièrement ma vieille tocante chez l'un d'eux. On me dit alors que la montre devait retourner où elle était née, dans ce pays de sorciers aux mille légendes horlogères : en Suisse. Ce à quoi je consentis volontiers.
L'attente fut longue, très longue. Ne sachant pas trop ce que je venais de faire, je me renseignais où je pouvais sur internet. Je cherchais des renseignements sur ma montre, sur la marque, sur le modèle. Les informations ne manquaient pas. J'eus une véritable frayeur, un jour, en tombant sur une montre à vendre qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à la mienne, dans l'état où je l'avais laissée :
(merci au site de Jean-Michel pour la photo)
Aussitôt, j'appelais la bijouterie, qui tenta de me rassurer du mieux possible. Oui, ma montre était bien en Suisse. Oui, c'était normal qu'elle y soit toujours depuis trois mois, les rénovations sont longues, il faut être patient. Oui, on m'appellerait dès que la montre serait là.
Ce n'est qu'à moitié rassuré que je raccrochais.
Et puis le coup de fil tant attendu finit par arriver. Elle était de retour.
Ils avaient tout changé ! Les aiguilles, le verre, la couronne. Ils avaient fait une révision complète, la montre était comme neuve, à l'intérieur comme à l'extérieur. Mais j'eus des sueurs froides quand je vis qu'ils avaient changé le cadran au lieu de le rénover.
Je leur avais envoyé une montre, ils m'en renvoyaient une autre. Je croyais que les cadrans de montres se repeignaient, se "rafraîchissaient". Mais non, ils l'avaient changé ! J'avais l'impression d'être trahi - pire - d'avoir trahi mon premier amour horloger. Elle avait perdu son âme, je l'avais perdue par égoïsme et par vanité ! Je voulais une belle montre, et j'avais du coup perdu mon premier amour !
Je finis par accepter cette nouvelle venue. C'est vrai qu'elle était belle, avec ses aiguilles flambant neuves et son cadran brillant. Les aiguilles brillaient enfin dans le noir, et je n'avais plus besoin de la remonter trois fois par jour.
Aujourd'hui, je sais que je suis atteint du virus horloger. Cette montre a insufflé en moi la passion de ces mécanismes compliqués et pourtant si fiables au fil des années. Je n'ai pas un gros budget, mais ça ne m'empêche pas de rêver. Et, rarement, de craquer. Mais je sais que quoi qu'il advienne, quelles que soit mes acquisitions, je reviendrai toujours vers elle, ma première, mon unique.
Ma Breitling.
PS : désolé pour les photos, j'ai vraiment essayé de m'appliquer en suivant les conseils de Jean-Michel, mais je crois que ce n'est pas mon truc. De plus, elle a l'air abimée alors qu'elle ne l'est pas, ça vient de rayures sur le verre…