Quand l’heure s’offrait : Les chronomètres de vitrines
Conçus pour convaincre Dans les toutes premières années du 20ème siècle, les manufactures doivent encore équiper des travailleurs sans montre et dont le temps est ponctué par la sirène de l’usine, la sonnerie de fin de service ou simplement par le beffroi de la mairie, les cloches de l’église voire quelque horloge publique ou de gare. En dehors de cela, il n’est point d'autre salut, pour connaître l’heure, que la pendule de la maison, mais rien d’autre d’individuel si l’on n’a pas la chance de posséder une vraie montre à échappement à ancre.
Il faut donc convaincre les clients potentiels de l’intérêt qui est le leur de franchir le pas et de s’offrir ou se faire offrir une montre dont les marchands disent en cœur avec les firmes horlogères qu’elle les accompagnera toute leur vie. Toutes les réclames (on ne dit pas encore publicité) vont à l’unisson vanter l’intérêt d’une montre fiable et précise et les marques jouent dans la surenchère des messages pour faire passer auprès des clients, la précision ultime des pièces de leurs collections.
Ce que l’on appelle aujourd’hui la publicité sur le lieu de vente va venir compléter les messages des manufactures donnés dans la presse et les magazines. A l’époque les montres ne sont pas vendues par des boutiques « intégrées » mais essentiellement par des Horlogers-Bijoutiers dans des boutiques très largement disséminées sur le territoire. Il n’est pas rare qu’une ville de quelques dizaines de milliers d’habitants compte deux ou trois détaillants vendant les mêmes produits. Dès qu’une marque est représentée, une autre s’invite à ses cotés dans les petites vitrines de province et il faut donc trouver le moyen de se singulariser dès lors que l’offre de montres est assez large. Sur les rangs des marques les plus populaires, Longines, Omega et Zenith bataillent avec Lip, LeCoultre (Jaeger Lecoultre ne verra le jour qu’en 1937) ou Ulysse Nardin.
Des pièces remarquables Pour s’imposer, il faut se faire remarquer avec des pièces qui, au-delà des montres, vont frapper la mémoire. Nait ainsi l’idée d’offrir dans les vitrines des détaillants ou dans leurs boutiques non pas des pendules mais des pièces faciles à déplacer. L’idée n’est pas totalement nouvelle car déjà, lors des expositions universelles de 1889 et de 1900, les manufactures avaient présenté des Chronomètres de Marine dans les couvercles en bois desquels elles avaient collé des slogans pour défendre la précision extrême de leurs montres. De ce détournement, semble être né le Chronomètre de vitrine différent de celui de marine monté sur cardans pour être maintenu à plat dans toutes les positions du bateau sur lequel il est sensé être destiné à embarquer.
Le chronomètre de Vitrine est pour ce qui le concerne monté sur une plaque de bois dans un coffret en acajou ou en bois de qualité ; il n’a pas besoin de cardans pour être maintenu à plat car il est réputé ne pas avoir à être sorti de sa vitrine si ce n’est pour que son mouvement soit remonté. D’abord publicitaire, c'est-à-dire destiné à faire de la réclame sur le lieu de vente de la marque qu’il représente, il fait rapidement l’objet d’une demande de la clientèle qui veut l’acheter et soit en faire des montres de bureau, soit le placer dans une vitrine au milieu du salon. Moins onéreux qu’un chronomètre de marine, le chronomètre de vitrine est tout aussi précis pour un prix lors de sa commercialisation d’environ un tiers d’une pièce de marine.
Le culte de l’heure précisePour les manufactures, la très bonne idée est de permettre à l’horloger revendeur de pouvoir offrir l’heure précise à ses clients en attirant l’œil sur un cadran large et respectueux d’une esthétique classique et dans le mêmes axe, à chaque fois qu’il vient voir l’heure, de lui faire lire le slogan de la marque jusqu’à l’imprégner de la certitude que celle-ci est bien la meilleure.
L’heure précise est dans les premières années du vingtième siècle, une sorte de culte que les manufactures défendent tous azimuts et à force d’expliquer que seule une montre de telle ou telle marque est capable de précision, c’est dans les vitrines des horlogers bijoutiers que les porteurs de montres (de poche) vont venir chercher l’heure de référence pour régler leur montre. Il n’est pas rare de voir des messieurs entrer dans la boutique d’un horloger ou s’arrêter devant sa vitrine afin, montre en main et parfois chaîne accrochée au gilet, de procéder au réglage hebdomadaire de leur garde temps. Il faut rappeler que si les montres de la meilleure qualité approchaient la précision d’une minute d’avance tous les 3 jours, les montres de qualité courante déviaient de 5 minutes par semaine et rendaient nécessaire un ajustement régulier. Mais comment déterminer l’heure exacte sans radio, ni téléphone ? C’est donc le bijoutier du quartier qui devient qualifié pour offrir celle-ci et les manufactures vont placer chez ces distributeurs ultimes via leurs représentants de commerce, des chronomètres de vitrine publicitaires.
La tentation d’une pièce d’exception Tout est conçu dans ces pièces pour donner au client l’envie irrépressible de céder à la tentation d’acquérir une pièce de la marque. Non seulement ces chronomètres sont beaux et placés dans un bois vernis qui est soit un acajou, soit un arbre fruitier ou du chêne mais en plus, ils sont extrêmement lisibles par un choix judicieux de cadran soit en émail, soit argenté pour mieux renvoyer la lumière et détacher la lecture des aiguilles. En outre, l’horloger pourra prendre solennellement l’objet et accéder au mouvement souvent protégé par un verre soit en basculant la plaque sur lequel est fixé le chronomètre, soit en ouvrant le couvercle de fond en bois monté sur charnière.
Le coffret de ces chronomètres est, en effet, parfois articulé pour faciliter la démonstration du vendeur et lui permettre d’exposer la technologie renfermée dans le mécanisme de la pièce. Par la même occasion, le détaillant habile muni du bulletin de marche de son chronomètre pourra sensibiliser son client à ce qui fait la différence entre une pièce ordinaire et un chronomètre. L’œuvre pédagogique se mêle ainsi au geste commercial.
Les chronomètres de vitrines demeurent une fois la montre achetée, la première tentation de ces messieurs qui ont compris en les regardant, tout le plaisir qu’ils allaient avoir à posséder une montre issue de la même manufacture que celle qui avait produit cette pièce unique vue chez l’horloger. Il n’en faut pas davantage pour que naisse après la première guerre mondiale, une demande de la clientèle pour ce type de pièce. Certaines manufactures vont y satisfaire tandis que de d’autres produiront spécialement des chronomètres proches des chronomètres de marine pour faire leur publicité.
Ces pièces n’étaient en général pas livrées gratuitement aux détaillants qui devaient les acheter ou devaient justifier d’un chiffre d’affaires élevé avec la marque pour les obtenir sans avoir à les payer. Dans tous les cas, il était rare qu’un même détaillant possède ce type de pièces pour plusieurs marques simultanément. Comment d’ailleurs aurait-il pu justifier d’avoir une heure précise pour deux pièces qui auraient nécessairement affiché des heures différentes ?
Le rendez-vous avec la nostalgieLivrées au soleil et à la chaleur des vitrines, les chronos de vitrines voyaient souvent leurs huiles sécher rapidement et le bois s’abimer à cause du soleil qui en agressait la patine. Peu de ces pièces ont donc traversé le temps, en particulier pour les premières fabriquées avec une vocation publicitaire. Aujourd’hui, les chronomètres de vitrines témoignent du charme indéniable de cette réclame d’autrefois et de cette conviction des manufactures de rechercher en permanence à convaincre de leur aptitude à offrir l’heure la plus précise aux acteurs d’une société qui allait courir après son temps.
Jusque dans les années 60, on rencontre ce type de pièces chez les détaillants puis elles se font oublier au profit de pendules électriques publicitaires avant d’être remplacées par des versions de plus en plus perfectionnées de pendules murales.
Aujourd’hui, les chronomètres de vitrines ont définitivement cédé la place à des pendules à quartz radiopilotées, icônes des marques en forme de montres agrandies et garantes d’une précision sans faille. L’heure affichée chez les horlogers-bijoutiers ne pourra guère être plus précise. On se prend pourtant à regretter ces boutiques et leurs chronomètres de vitrines, témoignage d’un savoir faire et d’une proximité avec le consommateur dans un dialogue qui passait par des objets conçus initialement pour ne jamais leur être vendus.
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