L'histoire de la Trainmens special, la plus suisse des montres américaines
Aux alentours de 1910, la concurrence entre les manufactures américaines et suisses est à son paroxisme. Lors de l'exposition universelle de Philadelphie de 1876, Américan Waltham Watch C° a fait une extraordinaire démonstration de force de sa capacité industrielle à produire de grands volumes de montres en appliquant des principes d'interchangeabilité des pièces et de rentabilité, très en avance sur l'industrie suisse.
Les Suisses de leur côté ont considérablement avancé dans la mise en place de manufactures mais peinent à éqaler les Américains sur le registre de la rentabilité et du rendement. Si l'horlogerie suisse est qualitativement supérieure à sa concurrente américaine, cette dernière plus "tape à l'oeil" séduit le public par l'esthétique des mouvements très décorés et par une diversité d'offres à des prix que les Suisses peinent à concurrencer.
Depuis la dernière décennie du 19ème siècle, la concurrence est encore plus âpre quand les Américains cherchent à venir concurrencer les Suisses sur le terrain des marchés européens et d'Amérique du sud. Les Suisses voudraient pouvoir se déployer sur le marché Nord-Américain mais celui-ci leur est fermé par des mesures protectionnistes liées notamment aux syndicats d'ouvriers de l'horlogerie qui ne veulent pas voir une concurrence faite de produits manufacturés par des ouvriers non syndiqués.
Bloqués, contingentés et obligés de recourir à des emboiteurs américains, les Suisses vont tenter en vain de déverser des quantités importantes de mouvements aussi bien décorés que les mouvements américains. Les manufactures d'Outre Atlantique ne se démontent pas et créent leurs observatoires. Ils démontrent facilement que leurs montres sont aussi précises que les modèles suisses.
L'arrivée de montres américaines sur le marché suisse après 1904/1905 agace les Suisses qui vont rechercher des parades en produisant des mouvements à l'américaine. Il créent des marques (Burlington par exemple) et avec une décoration à l'américaine vont faire emboiter sur place leurs modèles. Les calibres sont produits à prix réduits avec des anglages approximatifs qui supposent une main d'oeuvre limitée.

La démarche est encourageante mais insuffisante. C'est alors qu'un fabricant suisse décide de produire la plus américaine des montres suisses. Il va s'intéresser à ce que les Américains aiment le plus, à savoir les montres de chemins de fers. Les compagnies ferroviaires américaines se sont quasi totalement fermées aux modèles suisses et la pièce qui va être produite doit absolument ressembler aux montres de chemins de fers, c'est à dire comporter une grosse boite avec un mouvement de grande taille (20 lignes) et un cadran à chifffes romains avec un chemin de fer pour les minutes et, si les Américains ne comprennent pas l'appel du pied, une locomotive dessinée sur le cadran. L'emboitage sera américain et le mouvement sans référence à la Suisse, sera un 23 rubis avec une architecture très spéciale.

Le calibre comporte la mention "Trainmens Special Chicago USA" et une gravure de locomotive. A Chicago personne ne connait cette compagnie et les Suisses injectent ainsi plusieurs dizaines de milliers de pièces. On parle de 100 000 montres ! Pour faire sérieux, la montre comporte un numéro de série, une décoration gravée à l'américaine et la marque déjà mentionnée sur le cadran "Trainmens Special". Les Américains étonnés par l'orthographe du cadran et le mot "Trainmens" vont vite découvrir l'origine de la pièce qui est faite sans anglages du mouvement et avec une architecture qui limite le nombre de roues du train de rouages. Facile à assembler, plus facile en tous les cas qu'une montre classique, la pièce est précise et munie d'un col de Cygne qui la fait ressembler à une véritable railroad.

La montre fantaisie n'est évidemment pas une Railroad (montre officielle des chemins de fer) mais une simple Train watch qui remporte malgré tout un certain succès car d'un prix très abordable, pour une qualité mécanique très respectable. Rien ne laisse supposer de ses origines suisses et sa boite américaine faite aux Etats-Unis, lui donne toutes les conditions pour être facilement distribuée.
Supercherie ? Certes non, juste une concurrence sur le fil qui fera rire les suisses, content d'avoir des montres des Alpages qui se répandent dans les Rocheuses.
Droits réservés - Joël Jidet - Mai 2013