« The Express English Lever »
La montre fut au 19ème siècle un enjeu industriel majeur et lourd de sens. La grande diffusion des montres allait donner à chacun le moyen de posséder l’heure sans savoir recours ni à une horloge publique, ni à la pendule de son entreprise. Conquête sociale et fait de société, l’essor industriel ne pouvait se profiler qu’à la condition que toute la société vive au même rythme et que les ouvriers réunis sur un même site soient présents en même temps à leur poste de travail. Les manufactures horlogères furent au premier rang de cet enjeu de société en fabriquant des montres accessibles à tous et suffisamment précises pour garantir que l’heure détenue par chacun était bien la même. L’échappement à ancre, facile à fabriquer industriellement fut rapidement perçu comme le moyen le plus économique et le plus fiable pour garantir à chaque garde temps une précision en général, supérieure à une minute par jour et parfois même atteignant ce niveau sur une semaine. Au-delà des Suisses et des Américains, les Français et les Anglais allaient tenir une place importante dans cette conquête. Le temps a en partie effacé de nos mémoires qu’il existait une industrie horlogère hors de Suisse, industrie qui n’a pas résisté à la compétitivité suisse. John George Graves, un visionnaire hors du temps John George Graves
En Angleterre, c’est un personnage hors du temps qui a tenu le flambeau de l’industrie horlogère en imaginant un mode de diffusion de ses garde-temps original et en allant au devant des clients de toutes les couches sociales quand dans le reste de l’Europe on attendait encore que ceux-ci viennent à la montre. John George Graves (1866-1945) plus connu dans le milieu horloger sous le nom de George, fut un horloger anglais très entreprenant qui consacra une partie de sa vie au mécénat public. Anobli par le maire de Sheffield, il connut une carrière publique en devenant conseiller municipal de la ville en 1926. Né à Lincolnshire, Graves s’installa à Sheffield à l’âge de 14 ans où il entra en apprentissage d’horloger jusqu’à l’âge de 20 ans. Il crée alors en 1886, l’une des toutes premières entreprises de vente par correspondance de Grande-Bretagne. C’est là que toute la capacité de Graves va commencer à s’exprimer. En effet, il a remarqué que malgré les efforts déployés par les fabricants pour faciliter l’accès des montres aux classes sociales peu fortunées, celles-ci n’ont encore qu’une capacité réduite pour acquérir des montres. Il va alors développer un nouveau concept de vente mêlant à la fois la vente par correspondance et le crédit.
Publicité de 1902
Assis sur une publicité massive par voie de presse, à la dernière page des journaux londoniens essentiellement le samedi, jour traditionnellement relevant du plus gros tirage et de la meilleure diffusion, il touche ainsi la population ouvrière dans laquelle il voit un marché prospère. Le succès est au rendez-vous et Graves comprend tout le parti qu’il peut tirer de ce nouveau mode de commerce. Rapidement, Graves élargit son offre de produits bien au-delà des montres.
Il va faire travailler jusqu’à 3000 personnes à Sheffield avec un chiffre d’affaires qui dépasse le million de livres. S’il avait un sens aigu du commerce, Graves avait aussi une âme de bienfaiteur. Il fit de nombreux dons en faveur des étudiants et à travers la ville, au profit de la population en offrant des terrains de jeux, des terres… Amateur d’art, il offrit aussi son soutien à des galeries d’art.
Une fabrication qui fait appel aux meilleures manufactures Pour la fabrication de ses montres, Graves eut recours à plusieurs firmes parmi lesquelles H. Williamson, All Lancashire Watch Company et Coventry Watch Manufactory Company qui proposent une montre avec un échappement de type « fausse » fusée et sont quasiment sur le même type de fabrication. Ehrhardt, autre sous-traitant de Graves, propose un échappement à ancre et un balancier bimétallique compensé, modèle moins fréquent que les autres versions. Les cadrans des montres de Graves sont signés « The Express English Lever, JG Graves, Sheffield. »
Ces lourdes pièces sont assez faciles à dater grâce aux poinçons des boites en argent. Ceux-ci situent l’origine du modèle présenté ici à Birmingham en 1901. Elles ont quasiment toutes la même présentation. Ces montres à remontage à clé, sont en argent massif épais. Le fond protège la zone de remontage de la boite de la poussière. La boite est de type fermée et le mouvement se dégage côté cadran. Le cache poussière est en laiton doré, bloqué par une ressort bleui en demi cercle. Il s’emboite sur le mouvement pour n’en laisser apparent que le pont de balancier. Le diamètre est aux alentours de 50 mm, la carrure est cannelée et le tout, assez épais. Les aiguilles dorées sont de type poire et le cadran en deux parties, à chiffres romains, comporte un marquage des minutes en chemin de fer. Le cadran en deux parties est en émail de belle qualité et la mention « The Express English Lever » est inscrite en rouge le plus souvent, et toujours en arc de cercle dans la partie supérieure. La mise à l’heure est des plus simples. A l’image de certaines pièces du 18ième siècle, elle s’opère en soulevant le couple verre/lunette au moyen d’une clé qui s’utilise sur l’axe central. Le système est économique et subtil. Pour ouvrir le fond de la montre, on appuie sous la bélière comme on le ferait pour une savonnette. On accède ainsi au remontage grâce à un percement de la boite qui ouvre sur le carré de barillet où vient s’emboiter la clé. La clé est unique, la même pour la mise à l’heure et le remontage.
Une montre pour tous Ces montres de bonne qualité étaient très populaires et ont à leur manière participé à la conquête individuelle de l’heure qui a été le fondement de la réussite des firmes horlogères qui se sont installées en Suisse, au 19ième siècle. Graves, à la différence des grandes manufactures, est allé à la recherche de sa clientèle dans les moindres recoins de l’Angleterre. Tout son commerce va reposer sur cette technique de vente inédite qui passe par une politique commerciale dynamique et une omniprésente publicité.
Le principe de la vente par correspondance à grande échelle fut une si bonne idée que certaines firmes américaines la reprirent avec le potentiel de la clientèle américaine. L’idée de vendre du crédit en plus du produit fut si lucrative qu’elle ne manqua pas d’être dupliquée et devint même un mode ordinaire de vente que notre société contemporaine exploite encore.
Graves mourut en 1945 et son nom reste associé à ses dons et œuvres de bienfaisance qui outre un esprit d’entreprise averti, en firent un personnage très apprécié. La ville de Sheffield renferme de nombreux édifices et lieux associés au nom de Graves. Ses montres subjuguent encore par la qualité des matériaux et même si la précision est un peu plus aléatoire que sur des pièces suisses de la même époque. Force est d’admettre que ces pièces ont marqué l’histoire industrielle de l’horlogerie et méritent une place toute particulière dans une collection.
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