1895 ! J'ai 121 ans et vous pouvez le dire ! Je suis vieille. Je suis une mémé mais j'ai eu une vie heureuse. On m'a préservée de bien des malheurs en me cachant au fond d'un tiroir lorsqu'il y avait des risques pour mon intégrité. Mon histoire est originale. J'ai été fabriquée en 1895, bah, ça fait la fin du 19ème siècle. C'est l'année de ma sortie d'ébauche. Attention ! J'ai parlé d'ébauche pas de débauche. Non, je suis très vertueuse mais autant le dire tout de suite, j'ai quitté Bienne en Suisse totalement nue. On m'a envoyée aux Etats-Unis. Ca ne rigolait pas à l'époque pour les montres. On arrivait toutes déshabillées sinon, on était refoulées vers la Suisse. Ca m'ennuyait bien d'être à poil pour un si grand voyage mais il y avait un type qui nous accompagnait. Un grand gaillard avec des manches trop courtes qui parlait un anglais à faire pâlir. Il a ouvert la grande valise en cuir dans laquelle ont était bien rangées, les unes à côté des autres et il a posé la main sur moi. Je le revois dire "Elle est bien celle-là !". J'étais flattée et il m'a passée à un autre qui a dit "Ha ! C'est une 19 lignes ! Je vais te la placer dans cette boite avec un fond vitré comme ça tu pourras la montrer sans risque. Pour l'ouvrir, tu mettras un coup d'ongle ici, tu vois là, sur la gorge".
Je me suis retrouvée comme ça avec une robe en acier noirci. Je rêvais de mieux. Une carrure en or, en argent voire même en acier nickelé mais non... J'ai entendu le gars qui m'avait sorti de la valise dire que pour passer inaperçu, il fallait de l'acier noirci. Une fois habillée, on m'a accrochée avec une chaine et j'ai glissé dans la poche de mon nouveau maître. Il n'a pas arrêté de me sortir par la suite que ce soit sur le bateau ou à New-York, il n'arrêtait pas de montrer mes fesses, enfin, je veux dire mon mouvement. Il insistait tellement sur la pierre au centre que j'en étais gênée. Les autres, celles qui voyageaient dans la valise sont restées chez un fabricant de boites qui les a habillées, mieux que moi mais bon, je ne vais pas en faire un drame.
Après, je me souviens qu'on me montrait sous toutes les coutures et que je repartais avec mon propriétaire. Il a bien proposé de me laisser chez un marchand, en cadeau disait-il mais le commerçant n'a pas voulu à cause de ma robe en acier. Ouf ! Après quatre mois, on est rentrés en Suisse et je suis partie en France, tout près de Paris. Ca c'était en 1900. Je m'en souviens car on m'a offerte, oui offerte en cadeau à un commerçant pour qu'il puisse livrer mon intimité à ses clients.
J'ai montré mes fesses pendant 5 ans ! Oui 5 ans pas moins et puis on m'a posée à demi-nue, fesses en l'air et chatons au vent sur un coussin à côté d'autres montres, juste pour voir mon mouvement. Après j'ai connu le rien, un fond de tiroir tout noir. J'ai senti des picotements sur ma boite vers 1918, je m'oxydais .. ça a un peu gagné mon mouvement mais rien de grave. Après, j'ai dormi, beaucoup dormi. J'ai vécu des déménagements et des propriétaires qui me sortaient du tiroir en disant "Pourquoi je garde cette vieillerie ? " J'ai bien crû passer à la poubelle. Je suis ressortie de tout cela il y a deux ans. Mon mouvement tournait encore mais j'avais les fesses oxydées.
C'est un horloger qui m'a remise en marche. J'étais flattée quand il a dit "Elle est bonne". C'est trivial mais ça fait plaisir à entendre. Mon nouveau propriétaire est un grand malade. Il a regardé mes fesses à la loupe. C'est gênant. Ensuite, il a dit "dis donc, elle est lubrifiée à point et doit pouvoir faire des prouesses". Là j'ai eu peur, le type est costaud et du genre à ne reculer devant rien. Il a sorti le tournevis et je le dis, oui, je le dis, il m'a tripotée à 121 ans ! Ce n'était pas désagréable. Il m'a parlé à l'oreille et je suis devenue toute rouge quand il a dit à un de ses amis "Elle est réglée" Quel flatteur ! Maintenant, il est tout fou car je n'avance que de 3 secondes par jour. Il dit que je vais passer au vibro ... Si quelqu'un peut me rassurer ...
Voilà, j'ai mon cadran en émail grand feu, mes aiguilles poire et je tourne sans broncher. Même pas un peu de toux. Mes 18 000 alternances et mon grand balancier me rendent précise. Malgré mes 121 ans, j'ai toutes mes dents, un exploit, non ?