J'ai subitement ce souvenir qui m'est revenu hier dans une épicerie à l'ancienne juste parce qu'une odeur a du faire fonctionner une partie cachée de mon cerveau, un truc enfoui dans ma mémoire et quasi oublié mais que quelques ont sans doute voulu me rappeler avant de disparaître à jamais. J'avais 6 ou 7 ans et il y avait à côté de chez mes grands-parents une maison de fonction d'un officier de l'armée de terre qui y vivait avec sa famille. Ils avaient une fille qui si je me souviens bien s'appelait Florence et qui était dans le même niveau de classe que moi mais côté filles puisque mon école n'était pas mixte. A quelques pas des deux maisons, il y avait un épicier, un très vieil épicier dont la boutique sentait à la fois les légumes, le fromage et les fruits, en particulier des bananes qui trop mures se mettent à dégager cette odeur forte qui ne cultive pas l'envie de les consommer.
Le vieux, c'est ainsi qu'on l'appelait, tenait boutique avec madame à la caisse 7 jours sur 7 de 7 heures à 19 heures et le dimanche après-midi passant par un coin effondré d'un mur mitoyen j'allais chercher Florence pour l'emmener chez le vieux choisir quelques friandises. On poireautait souvent un moment dans la boutique avant que qui que ce soit ne se rende compte que nous étions là. Il faut dire que le comptoir très haut ne laissait rien dépasser de nos têtes. Nous avions pris l'habitude de les espionner un moment... La télé à fond compensait la surdité du vieux dont l'appareil auditif ne cessait de tomber gêné par le crayon qui portait sur l'oreille gauche, un crayon taillé avec la lame de son Laguiole enfoui dans la poche avant de son tablier bleu marine usé et sale. J'avais pour ce couteau une totale admiration et rêvais qu'il le perde pour en faire ma propriété. Dans cette poche immense qui s'étendait de la cuisse droite à la cuisse gauche et descendait jusqu'au dessous des genoux, il y avait aussi une montre de poche attachée par une ficelle à une sorte de boutonnière. Le vieux regardait souvent l'heure pour justifier auprès de sa dame ce qu'il allait faire. Le laguiole était en corne avec une lame en acier au carbone noircie par l'oxydation des fruits qu'il coupait avec aussi bien que les tranches de pâté ou des ficelles d'emballage. Comme il devait aiguiser le couteau lui-même avec une pierre, la lame était un peu usée et d'autant plus pointue.
A ceux qui tentaient d'ouvrir la porte de la boutique après 19 heures, il montrait le cadran de sa montre pour justifier de la fermeture. Je m'y suis cassé les dents plus d'une fois. L'un de mes oncles disait que sa montre était une Omega, je n'en suis pas plus sur que ça car à l'époque la marque m'importait peu. Je sais simplement que cette image du vieux qui à l'époque devait avoir 55 ans tout au plus me fascinait et que l'entendre claquer son couteau à chaque utilisation, il mangeait même avec, me faisait envie. Je le revois coupant une rondelle de saucisson puis la piquant pour me l'offrir en me disant "Attention petit, de ne pas te couper".
J'avais envie de vous raconter cela car je me demande si ce n'est pas pour quelque chose dans mon intérêt pour les montres, les laguioles et les blondes ...
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).