Le plus beau mouvement de montre de poche de Zenith
Au début du 20ème siècle, les ingénieurs de Zenith multiplient les conceptions de nouveaux calibres. Concrètement, la manufacture produit d'énormes séries et fabrique plus de 150 000 mouvements,
à jeu égal avec Omega chaque année, ce dont elle se glorifie sur les devantures des plus grandes boutiques. La montre de poche à mouvement à ancre est en train de conquérir le monde et avec elle l'heure juste devient accessible à tous. Auparavant, les montres à cylindre souvent assemblées par des horlogers voire des ouvriers à domicile plus ou moins impliqués dans l'horlogerie à partir de pièces achetées chez des fournisseurs permettaient d'accéder de manière aléatoire à l'heure avec des variations qui pouvaient dépasser largement le quart d'heure sur la journée.
La détention individuelle de l'heure juste devient essentielle avec le développement de l'industrie car elle conditionne le temps de travail en commun des équipes et donc la productivité. La grande force de l'horlogerie est d'avoir convaincu chacun que posséder une montre de qualité est un besoin mais aussi un plaisir. La publicité, on dit alors "la réclame", ne cesse de marteler le message du plaisir avec la montre "cadeau" et référence du bonheur partagé.
Au sein du bureau d'étude de la manufacture, on dessine des mouvements qui vont équiper les montres de demain. Les objectifs assignés sont de cultiver l'interchangeabilité des pièces, ce qui allège le coût des services de maintenance des montres et en facilite la fabrication en volumes mais aussi d'abaisser les coûts de revient des calibres.
On voit ainsi des mouvements apparaître avec un pont en moins mais des demi-platines, plus de numéro de série, une décoration allégée, etc. Zenith est en mesure dès le début du siècle de produire 1000 mouvements consécutifs, tous chronomètres ! C'est une performance industrielle exceptionnelle.
En 1906, le bureau d'étude conçoit un calibre référencé 68. Doté d'un large balancier, ce 19 lignes, soit 41,30 millimètres, vise la précision ultime. Les ingénieurs aimeraient bien en faire une bête à concours. Hélas les chronométriers de Zenith chargés de préparer les montres pour les concours internationaux de chronométrie, notamment de l'Observatoire de Neuchâtel, voient les choses autrement et préfèrent travailler sur des calibres de 20 1/2 lignes dont le réglage est plus facilement domesticable. Coincé "entre le calibre dit "Zenith" 18-28 et le 20,5 lignes, ce 19 lignes ne sera pas finalement fabriqué immédiatement et va rester près de 40 ans dans les cartons ! En effet, la manufacture va lancer seulement en 1943 la fabrication d'une petite série de ces mouvements haut de gamme sous la référence 69. Quelques montres en sont équipées notamment pour l'exportation vers les marchés nord-américains. Le mouvement est ensuite ré-enfoui dans les cartons et il faudra attendre 13 ans pour qu'il rentre en grâce.
Mouvement de 20 lignes "Supérior" livré aux chemins de fer américains
Il faut en effet attendre le milieu des années 1950 pour que Zenith se détermine à exploiter ses ébauches après que les Chemins de fer canadiens aient passé une commande à la manufacture du Locle. A la fin de l’année 1955 plus précisément, Peter Kushnir alors représentant de Zenith au Canada qui deviendra, en 1964, responsable de la chronométrie pour les chemins de fer canadiens, se trouve confronté à une pénurie de mouvements pour l'assemblage des montres réglementaires de la compagnie de transports du pays.
Aucun stock n'est suffisant au sein des manufactures américaines dont le devenir commence à laisser perplexe, pour répondre aux besoins de la compagnie des chemins de fer canadiens. Peter Kushnir sollicite donc auprès de la manufacture une transformation du calibre 69 pour s'adapter au cahier des charges de la compagnie de chemins de fer. Il se souvient en effet que ZENITH a déjà fourni les chemins de fers canadiens avec des calibres de 19 lignes dits "Superior" grade de 21 rubis ajustés en 5 positions. Il est alors installé à Hamilton dans la province de l’Ontario et transmet la demande au Locle en vue de l’adaptation du calibre 69.
La manufacture a déjà fourni à des compagnies de chemins de fer des montres avec des calibres de haute qualité. On la retrouve ainsi en 1928 parmi les marques agréées par les compagnies américaines aux côtés de 8 autres manufactures américaines et deux autres suisses, à savoir Omega et Longines. La plupart des mouvements sont des 19 lignes. Les marques américaines les livrent dans des versions de 17 à 23 rubis, Longines propose des pièces de 19 à 23 rubis tandis qu'Omega et ZENITH versent essentiellement des 21 et 23 rubis.
Les calibres fournis par ZENITH dans les années 20 étaient des 19 lignes de type "Superior" mais parfois aussi qualifiés de "Extra" et dotés de 23 rubis. En 1956, ZENITH demeure la seule manufacture suisse agréée par les chemins de fers américains. Elle livre des calibres de qualité Extra en 23 rubis et en 21 rubis.
Sans doute Peter Kushnir espérait-il pouvoir livrer ce même calibre Extra dans les boites spécifiques imposées par les chemins de fers canadiens. Les horlogers du Locle ont toutefois fait évoluer leurs mouvements depuis les années 20 et ont fabriqué en 1943 des ébauches de calibre 19 lignes dans une version en finition haute d’un mouvement 19 N antérieur. Ce mouvement de 41,30 mm de diamètre pour 6,45 mm de hauteur est référencé 69 dans la manufacture. Il est de qualité Extra avec 21 rubis, un réglage Breguet et un système dit régulateur de raquette. Doté d’une finition de type côtes de Genève, il a subi un réglage dans 6 positions et températures et bat à 18 000 alternances par heure. Si les ébauches datent de la première moitié des années 40, c’est bien en 1956 que les mouvements sont achevés. ZENITH met donc en fabrication ce RR56 et passe commande le 18 février 1956 de cadrans à la société Flickiger et Cie de Saint Imier, de jeux d’aiguilles chez H et M, et des mouvements terminés à ses propres ateliers. Les cadrans seront livrés en juin et les calibres en novembre par boites de 10
Les deux versions de cadrans livrés par Flickiger et Cie de Saint Imier
La mise à l’heure se fait en dévissant la lunette, par une targette (levier) placée sur le bord et sous le cadran à 2 heures. Le mouvement antimagnétique sans pare-choc, ce qui est surprenant pour une pièce du milieu des années 50, est doté d’une plaque de contre pivot à l’échappement en acier qui dénote un souci du détail particulièrement poussé. Il est difficile d’établir pourquoi la manufacture n’a pas livré ce mouvement en 23 rubis en empierrant le barillet ce dont elle était capable. Toutefois, ZENITH ne poursuivait pas une surenchère à l’empierrement de ses mouvements et il est probable que cette caractéristique ne relève pas d’un choix économique mais davantage d’une option technique. Autre dispositif particulier, la raquette de type classique simple flèche élargie est dotée d’un col de cygne classique.
Le magnifique calibre RR 56
ZENITH n’a donc pas opté pour sa raquette à disque excentrique brevetée en 1903 et exploitée par la manufacture jusque dans les années 60. Ce 19 lignes est un 21 rubis fabriqué spécialement pour cette commande exceptionnelle. Surnommé «
Le Canadien» dans les ateliers ZENITH, le RR56, qui est son nom de diffusion auprès des chemins de fer canadiens, est considéré comme l’un des plus beaux mouvements de la manufacture au plan esthétique. La qualité de sa finition n’y est certainement pas pour rien.
Le cadran est lui aussi exceptionnel. Conforme au cahier des charges des chemins de fers canadiens, il en existe deux types, celui dit Montgomery*, c'est-à-dire avec chaque minute en périphérie marquée en chiffres arabes de 1 à 60 et celui de type classique sans ce marquage. C'est la société Flickiger et Cie de Saint Imier qui a fabriqué et livré les deux versions.
ZENITH a livré 1100 exemplaires de son mouvement en version RR56 a priori en 2 séries dont l’une de 500 pièces et l’autre de 400, chacune avec un des deux types de cadrans. Les livraisons s'étalent de cette manière :
- 500 mouvements courant 1956,
- 150 fin 1956
- 450 en 1957
- Le solde fut réservé
La manufacture réserva donc une grande partie des mouvements fabriqués soit au SAV, soit sans doute dans le cadre d'une anticipation de commande ultérieure sans doute suite à un accord probable qui prévoyait l’échange pur et simple des calibres en cas de réforme ou de panne. La très grande majorité des montres emboitées au Canada avec plusieurs modèles de boites (au moins 6 différents) fut distribuée aux personnels navigants et aux chef de gare. Les montres étaient remises avec un écrin à l'intérieur duquel était imprimé sur la toile le logo de la compagnie de chemins de fer. Celle-ci réserva quelques montres terminées dans l'hypothèse d'un besoin d'échange de la pièce suite à une panne, un vol ou la casse d'une montre après un choc. Même s'il est difficile de comptabiliser les pièces ainsi conservées neuves, on ne peut imaginer qu'il y en ait eu plus d'une vingtaine.
Ces montres relativement récentes sont restées assez rares. On sait que statistiquement la perte d'un modèle est potentiellement de 10% par décennie. Pourtant, s'agissant de modèles réglementaires la "perte" est probablement inférieure mais ce sont là des suppositions car il n'existe aucun recensement possible. Cette RR 56 des chemins de fer canadien est une véritable légende dans l'histoire de l'horlogerie, une légende portée par Zenith que nulle autre firme horlogère n'a pu égaler. La RR 56 est sans aucun doute aussi une porte d'entrée dans la mémoire collective Nord-Américaine de ce qu'une manufacture suisse a pu avoir de plus glorieux là-bas.
Le mouvement 68, frère de sang du RR 56 réapparait plus tard sous la référence 68-2 en 1961 cette fois en 6000 exemplaires livrés en 1961 et 1962 sur la base des ébauches de 1943. Avec les version RR 56 c'est un peu plus de 7000 exemplaires qui sont au total distribués. La finition du calibre 68 est lisse, rhodiée et le mouvement est doté d'un antichoc. Sa plaque de contre-pivot à l'ancre est quasi dans sa surface originelle, à peine ajustée sur le bord de la demie platine. On y retrouve le même col de cygne que sur la version du RR 56 mais de
Prima qualificatif affecté au RR 56, le mouvement est devenu
Extra Prima, c'est à dire
le plus haut de gamme dans le référencement Zenith.Le calibre 68 en version Extra Prima - 21 rubis
Plutôt rare, ce calibre 68-2 toutefois plus aisé à trouver que le RR56 partage avec son mouvement frère, une précision extrême et une beauté architecturale particulière. Malgré cela en 1962, les montres de poche se vendent beaucoup moins bien et Zenith en conservera un nombre conséquent dans ses réserves. En 1983, ZENITH est revenu depuis 5 ans, sous capitaux suisses depuis que les Américains ont revendu la marque à un consortium de trois industriels suisses dont Paul Castella propriétaire de DIXI. C’est sans conteste pour ne pas voir une marque qui fait partie du patrimoine national que ses nouveaux propriétaires ont cédé à la tentation d’en reprendre possession.
La production d’un modèle de prestige renouant avec la tradition est à l’époque pour ZENITH, une excellente occasion de prouver qu’après des années noires au plan horloger, la marque a conservé tout son savoir faire. C’est Thomas Engel qui va donner à la manufacture l’occasion de faire une grande démonstration de celui-ci. Cet ingénieur chimiste spécialisé dans les polymères et dont les montres sont le hobby de longue date pratique l’horlogerie de haut niveau en amateur averti. Thomas Engel s’est essayé à diverses complications dont le tourbillon et propose cette fois à ZENITH d’adapter un calibre de montre de poche pour réaliser une petite série, sur une base de calibre 68 en version 17 rubis. Zenith puise toujours dans sa réserve de seulement à 6 000 exemplaires du mouvement conçu rappelons-le en 1906.
Thomas Engel travaillera sur le projet avec Jean-Pierre Guerber directeur technique de la manufacture que l’arrêt de la production de mouvements mécaniques ordonné par les Américains avait rendu impatient de retrouver des pièces à la hauteur de son engagement dans l’horlogerie. Cette production de pièces en nombre limité sera d’ailleurs un avant goût de la relance d’une activité de production de pièces mécaniques avant que le mouvement de chronographe El Primero ne soit lui-même, à nouveau remis en fabrication.
Sans cette série de montres qui fait le lien entre les années « quartz » et la relance de l’horlogerie mécanique, il est fort à craindre d’ailleurs que la manufacture n’aurait plus bénéficié du savoir faire de Jean-Pierre Guerber dont d’autres manufactures n’auraient pas hésité à s’attacher le talent. Les trois petites séries de 25 pièces de haute horlogerie par la technicité qu’elles mobilisent sont donc probablement salutaires quant à la suite de l’histoire de ZENITH.
Les pièces non assemblées des calibres 68 sont ainsi ressorties des réserves où elles dormaient depuis plusieurs années pour bénéficier d’une nouvelle finition avec cote de Genève et d’une raquetterie avec col de cygne et antichoc. Thomas Engel passionné par les complications horlogères et par les montres ZENITH dont il apprécie la qualité des mouvements est très inspiré par les dessins des montres Breguet d’où un design qui rappelle la production de l’illustre horloger dont on dit qu’il séjourna au Locle avant de rejoindre Neuchâtel lorsqu’il dut se réfugier en Suisse après la révolution. Le style Breguet est d’ailleurs revendiqué haut et fort dans les dépliants qui font la promotion des modèles. Au total la collection comportera trois séries de 25 montres dont les clients sont prévenus dès la commande qu’elles se feront attendre au moins trois mois. Une version simple à phase de lune, une version phase de lune, jour de la semaine et thermomètre et une version heure décentrée, phase de lune et jour de la semaine. Boites en or et cadrans en argent massif équipent ces montres magnifiques qui sont livrées dans un coffret en acajou numéroté comme les montres et qui contiennent, raffinement suprême, un ressort de barillet et des aiguilles de rechange « comme autrefois ».
Chaque fond est différent, unique et chaque cadran est doublement signé par ZENITH et Thomas Engel. Boites et cadrans sont guillochés grâce à des machines ancrées dans la tradition et de plus de 150 ans d’âge. Les fonds des boites en or 18 carats sont au choix guillochées et le cas échéant émaillées avec ou sans incrustation de décors or. La patine des boites irrésistible et exceptionnelle n’a d’équivalent que celle des cadrans gravés à la main. Tous les calibres sont non seulement certifiés chronomètres et réglés dans 5 positions mais bénéficient en plus de la mention exceptionnelle de « Résultats particulièrement bons », une véritable performance en 1983 pour des mouvements fabriqués 20 ans plus tôt mais de conception bien plus ancienne.
Ces montres vendues dans un processus proche de la souscription ont évidemment remporté un grand succès et sont aujourd’hui dispersées dans les collections d’amateurs éclairés. L’histoire ne dit pas si lors des révisions ces derniers feront usage des aiguilles de rechange mais reconnaissons la grande intelligence et la finesse de l’idée qui a consisté à doter les propriétaire de ces montres des moyens d’en assurer l’entretien en leur évitant le souci de retrouver des aiguilles conformes au modèle originel. Certainement ces montres sont-elles avant tout des modèles de pure collection et sortent-elle de l’esprit qui a présidé à la destinée de la manufacture de toujours produire des pièces fonctionnelles mais elle furent pour la marque un moyen habile de se replacer dans la course des manufactures auxquelles « les années quartz » n’ont pas fait perdre la main.
Le calibre 68 est finalement l'un des plus beaux mouvements de montres de poche, brillant par son esthétique et sa fiabilité. La version RR 56 des chemins de fer Canadiens est la plus rare mais les autres versions ne manquent pas d'intérêt au regard du savoir faire accumulé par plusieurs générations d'horlogers qui ont contribué à élaborer ce calibre.
*Le cadran Montgomery tient son nom de son inventeur, Henry S. Montgomery, qui fut inspecteur général du matériel horloger pour la compagnie américaine de chemins de fers Santa Fe Railway de 1896 à 1923. Ce type de cadrans vise à sécuriser la lecture de l’heure à la minute près, sans risque d’erreur sur les minutes. Le cadran identifie par ailleurs la qualité Extra du mouvement et outre le nombre de rubis, ses caractéristiques antimagnétiques. Il mentionne enfin, la référence RR56 qui renvoie expressément à la fabrication spéciale faite par ZENITH de ce calibre. La montre est évidemment un chronomètre capable d’une précision sans faille et faisant preuve d’une fiabilité à l’image de celle portée par ZENITH pour ses montres de poche réputées parmi les plus précises et solides.
Droits réservés - Joël Duval - Forumamontres - Mars 2017