La Saga de la précision - Episode 4 La bataille des observatoires
Hambourg, Greenwich, Besançon, Neuchâtel, Genève, Washington, Milan ont en commun d'avoir porté l'émulation de l'industrie horlogère en récompensant les montres les plus précises. Dès les années 1860, les pays et villes qui en sont dotés organisent des concours de réglage pour stimuler la recherche en matière de précision. Non seulement l'industrie a besoin de cela mais aussi les armées, les transports, la chimie, la recherche pétrolière, la géodésie, le sport, l'aviation...tout le monde est demandeur de précision et les Etats jouent le jeu en poussant les industriels horlogers à se dépasser.
L'observatoire de Genève La conquête de l'Amérique Les concours de précision se multiplient et les grandes maisons suisses s'exportent avec leur savoir-faire auprès de ces observatoires pour remporter des marchés et démontrer leur supériorité. La Maison Ulysse Nardin est sans doute l'une de celles qui fut le plus assidue sur tous les concours y compris aux Etats-Unis allant griller sur leur propre terrain les manufactures américaines.
Ulysse Nardin puis à partir de 1876 son fils Paul-David, qui a repris la direction de la manufacture après la mort de son père s'attaque au marché militaire américain. Il livre dès 1902 des montres de bord à l'US Navy mais doit affronter un tir de barrage des industriels américains qui ne veulent pas voir les Suisses les dépasser sur leur propre terrain. C'est hélas pour eux trop tard, la marine américaine a testé les montres de bord Ulysse Nardin et les a déjà adoptées. Le gouvernement américain qui connait le besoin de montres précises pour ses bateaux militaires de petit tonnage, notamment ses torpilleurs et croiseurs, contourne le problème et fait organiser par l'Observatoire naval de Washington un concours de précision dans une nouvelle catégorie, celle des Torpedo Boat watches. C'est Ulysse Nardin qui remporter le premier concours en 1905 et accumulera d'année en année les succès puis les partagera avec Longines. La précision suisse affirme sa supériorité sur les montres américaines.
Les Américains champions de l'industrialisation et de l'interchangeabilité des pièces sont à la traine. La reconnaissance par l'Observatoire militaire américain est une immense victoire. Mais pour être présent sur les marchés du monde entier, il faut être présent partout. Les maisons multiplient les participations auprès des observatoires et ces derniers tentent de donner une ampleur internationale aux résultats obtenus. Les marques suisses s'affrontent ainsi lors de concours qui ont lieu un peu partout, offrant le spectacle d'une émulation constante et active.
L'arrivée des montres bracelets dans les années 1920 va ouvrir une nouvelle catégorie concours. Les marques affichent leurs résultats et ceux des concurrents quand ils leur sont favorables. La publicité comparative est née ainsi dans l'horlogerie, sur le thème de la précision. Zenith cartonne au début des années 1950 avec son calibre 135 en remportant 5 années de suite le premier prix et laissant l'impression d'être imbattable.
Une bataille à la loyale !Pour battre Zenith, Omega déploie des moyens considérables. La bataille se joue sur des décimales de seconde ! Des décimales qui font la différence et vont donner de la crédibilité auprès du public et donc des consommateurs. A part l'US Navy, les autres armées ne regardent pas vraiment les résultats des concours. Les achats militaires se font autrement par voie d'appels d'offres et avec des cahiers des charges précis. Il est malgré tout constant que l'armée américaine ait contrôlé chaque pièce avant de l'acheter. Ainsi le cahier des charges des montres destinées aux Corps of Engineers détient en 1918 des clauses d'exclusion si les montres ne sont pas assez précises. Les Anglais dans les années 30 vont contrôler eux aussi chaque pièce notamment à l'observatoire de Kew Teddington. Les services hydrographiques des armées chargés d'établir une cartographie des mers sont évidemment très attachés à la plus haute précision de leur pièces. Zenith, Ulysse Nardin, Longines sont des fournisseurs sérieux qui sont reconnus comme parmi les plus "réguliers" dans la qualité de leurs pièces.
Zenith va s'amuser avec les concours de chronométrie. Une même pièce ne peut participer au concours plus d'une fois dans la même catégorie. La manufacture va "repasser" au concours de l'Observatoire de Neuchâtel avec René Gygax en 1952 des montres lauréates des concours entre 1923 et 1926. Gygax veut démontrer que ces pièces anciennes présentées jusqu'en 1924 par Charles Ferdinand Perret puis à partir de 1925 par Charles Fleck sont encore 25 ans plus tard aussi précises qu'elles l'étaient par le passé. Elles termineront deuxièmes avec des résultats un peu en retrait par rapport autres concurrents. Il est difficile d'établir ce qui est la part du vieillissement des composants, de l'habileté du régleur et de l'évolution des autres montres fabriquées avec des composants "neufs" et plus contemporains mais en tout état de cause, Gygax retrouva des résultats des années 20 et le temps n'avait pas vraiment altéré la précision des pièces.
Double premier prix de chronométrie en 1924 & 1925 catégorie Bord et Poche Les montres de concours étaient un peu comme des chevaux de courses très préparés, bichonnés jusqu'à la dernière minute avant d'être livrées à des contrôles sévères et sans pitié. Le nombre de montre "rejetées" dépassait parfois plusieurs dizaines de pièces pour une même maison. La précision était un sujet consensuel, les chronométriers se connaissaient tous et se fréquentaient même amicalement malgré une concurrence sans vergogne. Ils portaient la fierté de leur maison employeur et tout le personnel était derrière eux pour se glorifier des résultats. Chacun avait ses trucs pour parfaire les réglages, ses petites manies aussi, son mélange secret d'huiles et sa manière de régler. Certains faisaient depuis la Suisse le déplacement à Greenwich pour apporter leurs chronomètres à l'observatoire de Kew de peur qu'ils ne soient choqués pendant le transport.
Les Américains au delà de l'Observatoire Naval (militaire) de Washington ont multiplié les observatoires "privés" au sein des manufactures. Ils y testaient leurs meilleures pièces d'horlogerie et y réalisaient souvent des comparaisons avec des pièces concurrentes achetées pour l'occasion. Les Suisses leur posaient un véritable problème car les chronomètres étaient excellents. Ce n'est pas un hasard si Hamilton par exemple a copié les chronomètres de marine de chez Ulysse Nardin au début des années 1940.
Sans nul doute certains concours emportaient des effets sur tous les marchés. Les victoires à l'Observatoire de Kew ou de Washington avaient un effet sur l'ensemble des marchés du monde entier quand celles remportées en Suisse avaient un effet plus local. Il fallait malgré tout être partout. Le quartz mit fin aux concours quand en 1968, Gygax claqua la porte pour Zenith à ces concours qui ne représentaient plus rien compte-tenu de l'évolution des règles qui les faisaient ressembler à "l'école des fans" en récompensant tout le monde…
Sans les concours internationaux, les observatoires ont un peu perdu de ce qui les rendait populaires à travers la promotion de l'industrie horlogère. Même si leur activité astronomique restait utile et même si leur distribution de l'heure de référence restait indispensable, le cycle des concours leur apportait une notoriété sans pareil.
La fin des concours correspond à l'arrivée du quartz, l'Asie s'invite à la table des fabricants de montres et va "déverser" des tonnes de pièces parfois vendues au poids sur les marchés du monde entier. L'industrie de l'horlogerie mécanique vacille. La précision est à la portée de tous pour quelques francs. De nombreuses marques sont en péril et l'argument de la précision devient obsolète. Les tentatives de résistance ne font pas défaut et la diffusion par les Fabriques Réunies (qui construiront ETA) d'une roue dite Clinergic qui permet de monter la fréquence des mouvements de 28 800 à 36 000 alternances par heure ne suffira pas à stopper la vague dévastatrice.
Droits réservés - Forumamontres - Joël Duval - Août 2018