Il y a, ce lundi de mars 1916, une vingtaine de femmes qui pleurent sur le quai de la gare. Elles ont toutes entres 20 et 40 ans, elles sont fiancées, jeunes mariées, mères mais toutes sans exceptions sont terriblement inquiètes. Certaines sont accompagnées d'un homme, un père, un frère, un grand-père mais tant que le train n'est pas parti, il faut tenter de faire bonne figure alors les larmes, on les essuie discrètement, on les cache comme on peut mais on évite de les laisser couler sur les joues.
On s'embrasse, on s'enlace sur ce quai de gare parce que l'on sait de part et d'autre, que l'on parte ou que l'on reste, que c'est peut-être la dernière fois que l'on se voit, que l'on se touche, que l'on se sent. En 1916, on sait que cette guerre distribue la mort. On a peu d'illusion.
La locomotive à vapeur sue la graisse, la fumée se répand dans le hall de la gare et puis la voix du chef de gare se fait entendre "En voiture ! En voiture tout le monde ! Allez, allez ! En voiture !". Le conducteur de la loco fait siffler la motrice. Le contrôleur ferme les portes des voitures une par une. Il sermonne un jeune homme qui échange encore un baiser sur le quai avec sa compagne enceinte d'au moins 6 mois.
La machine se lance dans un bruit assourdissant, Elle semble peiner à entrainer les wagons comme si quelque chose la retenait là, mais non, elle avance. Aux fenêtres, les hommes agglutinés tentent de se frayer un espace pour faire un signe, envoyer un baiser derrière les vitres baissées. Chacun hurle un dernier adieu rendu inaudible par le bruit de la loco et ça y est, le train s'éloigne avec à son bord 150 jeunes hommes qui partent affronter celui qu'on leur a désigné comme ennemi, un bataillon de jeunes gars aussi perdus qu'eux et venus d'Allemagne. Chacun est certain de défendre sa patrie et est prêt à le faire au prix du sacrifice de sa propre vie.
De ce convoi de 150 hommes qui part se battre, il ne reviendra que 2 hommes éclopés, l'un sans son bras droit et l'autre sans ses pieds. Les autres sont tous morts dans une bataille dans la Somme où il a fallu prendre possession d'un talus défendu comme une position stratégique par l'ennemi. Les hommes y sont allés par vagues de 25, massacrés les un après les autres sous les insultes d'un officier qui les traitait d'incapables et qui a fini par mourir d'une balle en pleine tête.
Toutes les femmes qui étaient mariées sont veuves, celles qui étaient fiancées ne sont rien au regard de la loi et les mères sont orphelines de leurs espoirs d'avenir. Elles ont toutes appris la disparition de leurs hommes ou de leur fils, le même jour, par une lettre laconique leur expliquant que leur militaire était mort en héros pour la France.
La plupart des femmes ont reçu avec leur lettre un sorte de choc psychologique qui les a faites passer du statut de jeune femme à celui de victime indirecte d'une guerre qui leur est tombée dessus comme une fatalité incontrôlable. Ce 11 novembre 1918, l'armistice est signé, bien sûr, mais ce n'est pas la joie qui envahit les cœurs, c'est un immense sentiment de vide, de tristesse et de gaspillage. Rien ne rendra à ces femmes celui qui était l'amour de leur vie, cet amour inconditionnel décuplé par l'absence définitive. On ne rit pas ce 11 novembre, on pense à celui qui est parti et ne reviendra pas. On se résigne, on refuse de se laisser abattre car on n'est pas seul, les autres sont tous dans le même cas, avec un être cher qui n'est pas revenu .
L'hiver s'annonce, et avec lui les premiers froids vont imposer aux femmes de faire le travail des hommes pour chauffer la maison, faire les travaux agricoles ou faire manger les enfants. Les femmes font tout ou presque tout. Au début de l'hiver, il y a quelques cas de grippe auxquels personne ne prête attention sauf que cette grippe-là ne voit pas les malades aller mieux, non cette grippe empire de jour en jour et abat les plus faibles autant que les plus forts. Le combat n'est plus, cette fois, sur le champ de bataille, il est passé dans les maisons, on se le donne en se serrant dans les bras, en s'embrassant, en se serrant la main ou en câlinant ses enfants. "C'est une mauvaise grippe" dit-on. Oui, c'est sûr que c'est une mauvaise grippe. On la dit venue d'Espagne mais c'est d'Amérique qu'elle est arrivée. En fait, elle n'a pas tué sur quelques jours ou quelque semaines, non elle s'est installée en janvier 1918 et s'est répandue jusqu'en décembre 1920, soit presque deux ans.
Bien sûr, elle a connu des hauts et des bas, des pics et des moments de répits mais elle a tué du début à la fin. En France, elle a tué 150 000 personnes sur 39 millions d'habitants et dans le monde entre 60 et 100 millions d'être humains. On fuyait les malades, on les enterrait au plus vite et on priait pour ne pas avoir été contaminé. C'est comme ça, c'est toujours comme ça, le malade subit la double peine, il est mis à l'écart et on le fuit. Il n'y a guère que les médecins, les infirmières qui l'approchent, et puis le croque mort, quand l'heure est venue.
Si en 1918 et 1919, on s'était confinés, si on avait pu se laver les mains, si on avait eu des méthodes de soins plus évoluées, on aurait sans doute divisé par 10 le nombre de victimes. Le temps, la science, les vaccins, les traitements ont fait surmonter par l'homme cette épreuve d'un virus invisible et indétectable, un virus qu'on pouvait porter et transmettre sans même être malade soi-même, un virus qui tuait aussi bien les gens célèbres que des individus lambda. En France, on a perdu Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand et tellement d'autres. Chacun a pu porter ce virus et lui servir de vecteur sans être inquiété car on ignorait tant de choses. Plusieurs des femmes sur ce quai de gare en mars 1916, on rejoint leur conjoint, leur mari ou leur fils à cause d'un simple virus perdu et qui en fit des victimes collatérales. Des dynasties se sont éteintes comme on souffle sur une bougie, pour rien .
En 2020, on sait. On sait que les virus se transmettent par les hommes et les femmes. On sait que si on cesse de se toucher, de se parler de trop près, on se sauve, on sauve l'autre et on sauve les proches de l'un et de l'autre. On sait aussi que l'homme aura le dessus sur ce virus mais qu'il lui faut juste un peu de temps pour organiser sa défense. On sait que de la discipline de chacun dépend la vie des autres et, en particulier, celle de ceux qui soignent. On sait que si on se met en danger, on met en danger aussi les autres en ne respectant pas les consignes qui sont les seuls moyens de se battre contre ce virus. Il faut distribuer des milliers d'amendes à des gens qui n'ont pas voulu y croire et ont mis tout le monde en danger au nom d'un égoïsme qui se cache derrière une fausse défiance et un rapport stupide à la liberté. Ces amendes ne valent rien au regard des vies qu'elles vont apprendre à protéger.
On parlera de texte moralisateur à la lecture de mon récit, de fausses bonnes intentions, de leçon de morale… Non, ce n'est pas cela, j'ai juste l'envie que ni mes proches, ni ma famille, ni mes amis ne crèvent au cause d'un con, d'un fieffé con qui aura décidé de jouer aux héros face à ceux qui ne voulaient que lui sauver la vie et défendre la nôtre. Les hommes et les femmes de 1920 savaient bien ce que la vie avait de précieuse, les années suivantes furent des années de liesse, des années folles d'une vie retrouvée. Puissions nous avoir nous aussi nos années folles.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).