Le 15 avril 1917, Emile Polibert médecin psychiatre de l'hopital de Tours voit arriver entre deux gendarmes dans son service une jeune femme sans nom d'environ 30 ans retrouvée sur la voie publique vétue d'une chemise de nuit, portant aux pieds des chaussons et au poignet gauche une montre de type montre de col enchassée dans un bracelet en acier de type pince.
La jeune femme est prostrée, incapable de prononcer le moindre mot, le regard vide et aucun signe distinctif n'en permet l'identification. Emile est immédiatement attirée par cette femme dont il ressent l'angoisse et à laquelle il va tenter de porter secours en l'aidant à retrouver son identité.
Dans les cas d'amnésie avérée, il est d'usage de rechercher un nom provisoire pour les patients. Emile cette fois refuse cette option et installe la jeune femme dans une chambre qu'il veut neutre de dispositifs de sécurité, estimant qu'elle ne présente aucun danger y compris pour elle-même.
Emile parle longuement à sa patiente sur laquelle un de ses confréres pratique un examen qui ne révéle aucune lésion particulière. La jeune femme ne présente aucun signe de nervosité, aucune manifestation d'hystérie. Elle est juste silencieuse , absente du monde des vivants comme isolée, ailleurs dans un univers parallèle dont est absent l'espace temps et où les êtres du monde des vivants n'ont aucun accès.
Quatorze jours durant, le silence sera absolu et Emile respectueux de sa patiente tentera de communiquer avec elle sans la brusquer ni la contraindre. Le quatorziéme jour Emile très attentif au regard de sa patiente constate que celle-ci regarde sa montre pourtant arrêtée depuis son arrivée dans l'hopital. La montre marque 7 heures 7 minutes formant une ligne droite avec les 2 aiguilles alignées. Emile n'aurait rien déduit de cet affichage si le lendemain, observant à nouveau la montre, il n'avait constaté qu'elle marquait cette fois 9 heures 15 conservant aux deux aiguilles leur alignement sans que la trotteuse n'ai de son coté avancé d'une seule seconde.
Emile interrogea la jeune femme sur sa montre et sur ces changements d'heures qui l'étonnait puisqu'elle ne la remontait pas. La question interpela la jeune femme qui regarda Emile dans les yeux et sortant de son mutisme lui dit "il était l'heure, je suis la minute" Comprenant que cette montre allait lui permettre de nouer un échange avec sa patiente, Emile se mit à lui poser des questions sur l'origine de la montre.
Les larmes dans les yeux de la jeune femme traduisaient un profond désarroi à l'écoute de ces questions. Emile tenta de demander à nouveau à la jeune femme son nom mais celle-ci observa un mutisme total interrompu par sa phrase qui lui avait probablement demandé un effort surhumain.
Attendant la nuit et le sommeil de sa patiente, Emile se saisit de la montre délicatement posée sur un mouchoir dans le tiroir de la table de nuit. Mais non, la montre affichant cette fois 11 heures 25 ne comportait aucune inscription. Machinalement, par réflexe sans doute, Emile remonta la montre et la mit à l'heure avant de la reposer.
A son réveil, le lendemain, la jeune femme prenant la montre dans le tiroir constata qu'elle marquait l'heure et que la trotteuse tournait. A l'infirmiére qui passait devant elle, elle demanda depuis combien de temps elle était là. Le médecin appelé par celle-ci constata que sortie de son mutisme, sa patiente semblait disposée à dire qui elle était.
Elle expliqua s'appeler Louise et être institutrice dans son village. Les gendarmes prévenus menérent une enquète rapide. Mais Louise l'institutrice était toujours dans le village et avait 60 ans. Emile annonça à la jeune femme son erreur. Elle prétendit alors s'appeler Marie et être infirmière à Tours . Mais Marie qui travaillait dans un autre service était elle aussi bien là et ne pouvait être la jeune femme qu'Emile avait en face de lui.
Après des mois de travail intense, Emile se rendit compte que sa patiente lui avait avancé 47 identités différentes , toutes fausses mais toutes correspondant à des femmes connues de la jeune femme et ayant toutes perdu un être cher pendant la guerre. A bout de force et d'argument pour soigner cette patiente atypique, Emile rédigea son rapport avec cette conclusion qu'il fit tenir en quelques mots "Perte totale d'identité consécutive à la disparition d'un être cher - Victime indirecte de la guerre"
Placée dans un centre psychiatrique, la jeune femme aurait probablement été perdue si Emile n'avait pas décidé de consacrer sa vie à la sauver. Deux fois par jour, il visita sa patiente et finit par nouer avec elle un dialogue parfois déséquilibré , lui imposant de faire les questions et les réponses. Après deux ans de cette étonnante relation, la jeune femme demanda à ce qu'on lui répare sa montre dont le ressort avait cassé. L'horloger ouvrit le double fond pour accéder au mouvement. Il découvrit une inscription " Edmée de ton amour - Pierre Givrard 14 octobre 1913 "
L'horloger informa le médecin de ce qu'il avait découvert. Après moultes hésitations, celui-ci décida de garder cette information pour lui. Retrouver son nom ne rendrait pas à Edmée son identité. Il arrive parfois que les êtres fusionnent tant et tant qu'il ne soient pas l'un sans l'autre la moitié du couple qu'ils ont formé.
Emile préféra aider Edmée à trouver une autre identité. Il finit par tomber follement amoureux de sa patiente au point d'en perdre la raison lui-même. C'est parfois le vide qui aspire les être égarés.
Edmée a fait cadeau à Emile de sa montre quand quelques mois plus tard, elle se mit à aller beaucoup mieux. Elle sortit totalement de son état second quand Emile y entrait lui-même. Ce fut comme s'il était inscrit qu'ils ne devaient pas se rencontrer, enfin pas vraiment.
Emile finit par retrouver la raison. Une infirmière lui rendit le goût de vivre. Ne parlez ni à Edmée, ni à Emile de cette histoire, ils l'ont oubliée tous les deux. La mémoire est sélective parfois et il faut le secours des autres pour que les belles histoires s'écrivent.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).