ZEN Rang: Administrateur
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| Sujet: Actu: La mécanique des rêves Mer 3 Déc 2008 - 6:20 | |
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- La mécanique des rêves
Pouchkine mis à nu. Le mécanisme aléatoire de cet automate lui permet de composer 1458 poèmes différents. A l'arrière-plan, François Junod, son Pygmalion.
Parce qu'il voulait faire des «machines à Tinguely», François Junod a appris la mécanique. Aujourd'hui, il perpétue le savoir-faire des automates à l'ancienne et modernise cet héritage avec brio. Visite à Sainte-Croix, dans l'atelier du maître.
Valérie Fromont Mercredi 3 décembre 2008
«Beyond passion, tender, throbbing desire kindless.» C'est un billet doux, écrit d'une main appliquée et amoureuse comme il en existe tant. L'homme écrit lentement, mais sans hésitation. Les mots dont il dispose pour composer son poème ont été soigneusement choisis dans le registre de l'écrivain russe Pouchkine. Après avoir terminé ses vers, l'homme s'attelle à la composition d'un dessin. Derrière ce poète-dessinateur se tient François Junod. La main véritablement amoureuse, c'est la sienne, celle du fabricant d'automates qui remonte la clé cachée dans le dos de son androïde baptisé Pouchkine.
François Junod perpétue et modernise le savoir-faire immémorial des maîtres neuchâtelois dans la mécanique d'art et l'automation. Les commandes pour ses sculptures animées affluent désormais des quatre coins du monde et les marques horlogères les plus prestigieuses font appel à son savoir-faire. Le sultan du Brunei désire une boîte à cigares sertie de pierres précieuses sur laquelle des femmes nues se caressent, tandis qu'une entreprise lui commande quatre escamoteurs dévoilant des combinaisons de dés aléatoires. En 2007, l'automatier-sculpteur a livré à la ville de Leganés, une banlieue cossue de Madrid, la plus grande et la plus complexe horloge d'Europe, un circuit où se baladent six automates dont un cheval grandeur nature. Un projet pour lequel François Junod a collaboré avec BlueBotics, une spin-off de l'EPFL, et avec une maison hollandaise pour mettre au point le carillon de 28 cloches. Mais cette incursion de la robotique high-tech dans son travail de mécanique artisanale est rare: «Avec l'informatique, le résultat serait peut-être plus performant, mais cela n'aurait aucun sens pour moi... C'est la métaphysique des automates qui m'intéresse; j'aime la beauté de l'inutilité. Et ça me rassure de savoir qu'ils seront là bien après moi, tandis que les robots et les ordinateurs sont condamnés à être sans cesse dépassés. Qu'est-ce qui va en rester dans quelques années?»
C'est le mois d'octobre et, à Sainte-Croix, la neige est déjà là. Depuis des temps immémoriaux, les paysages silencieux du Jura inspirent aux horlogers, aux automatiers et aux mécaniciens d'art la patience nécessaire pour s'absorber dans leurs ouvrages minutieux. Derrière les grandes fenêtres de l'atelier, sous un ciel constellé de crânes et de tibias en attente d'un corps, les cinq employés de François Junod sculptent, soudent ou assemblent des vies mécaniques à venir. A 80 ans, son père vient aussi y travailler tous les matins; c'est dans ces locaux qu'était installée l'usine de cartonnage qu'il dirigeait. «Avec mon père, ça n'a pas toujours été facile. Quand je suis parti aux Beaux-Arts à Lausanne, on a cessé de se parler pendant longtemps. Pour lui, les artistes étaient tous des tire-au-flanc», se souvient l'automatier-sculpteur. Ce nom composé dit à lui seul la double vie de François Junod, enfant des traditions industrielles de la région et rêvant d'un destin artistique. De l'usine Thorens, qui fabriquait des tourne-disques de réputation internationale et dans laquelle travaillaient ses grands-parents, il récupère différents éléments, comme cette vis sans fin qui tourne dans le ventre de son Pouchkine. Elle provient d'un phonographe des années 20 mille fois monté et démonté par le jeune François Junod: «Déjà tout petit, je défaisais les objets à la maison pour me fabriquer mes propres jouets. L'idée de créer une nouvelle matière à partir de pièces détachées, cela m'a toujours fasciné.»
Au moment de l'Exposition nationale de Lausanne en 1964, le futur automatier a cinq ans. Il reste en suspension devant une «machine à Tinguely». Premiers émois mécaniques, vocation précoce. Plus tard, il fréquente l'école technique en section micromécanique: «Je pensais qu'on allait apprendre à faire du Tinguely.» C'est surtout sa rencontre avec Michel Bertrand, restaurateur d'automates à Bullet, qui sera déterminante. Il y fait un apprentissage, se forge une culture et un savoir-faire, mais s'en détache avec la conviction de vouloir créer de nouvelles choses. «Ce que je trouve lourd, c'est le présent. Je préfère le passé et l'avenir, en particulier la recherche et le développement. Je conçois des choses impossibles à faire et j'insiste. Parfois, ça m'empêche de vivre normalement, je suis tout entier tendu vers mon but.» L'occasion de son premier grand défi lui sera donnée en 1996 par des Japonais, les responsables du musée d'automates d'Arashiyama. Fascinés par les androïdes Jaquet Droz entrevus à Neuchâtel, ils veulent faire découvrir à leur public ces merveilles, emblématiques de l'essor des automates dans un XVIIIe siècle séduit par le jeu du masque et du faux-semblant. François Junod s'attelle alors à une reproduction du dessinateur, l'un des trois célèbres androïdes de Jaquet Droz (avec la musicienne et l'écrivain), capable d'exécuter quatre dessins, dont un portrait de Louis XV. Dépourvu de tout document, observant simplement l'original conservé au Musée d'art et d'histoire de Neuchâtel, l'automatier tente de se projeter dans l'esprit d'un homme de 1772, imaginant les mécanismes qu'un horloger ingénieux avait pu mettre au point avec les moyens limités de l'époque. Et gagne, grâce au succès de ce projet, une reconnaissance internationale.
Après avoir soldé ses comptes avec l'histoire et fait preuve de sa virtuosité technique, l'automatier-sculpteur se lance à l'assaut d'une autre conquête, l'affirmation de son propre style. Dans cet art providentiel qui lui permet de cultiver ses deux aspirations - la mécanique intégrée dans des corps sculptés -, il souhaite rompre avec la dictature désuète du simulacre, l'utopie fondatrice de l'androïde, et laisse à nu les entrailles de ses créatures. «Je veux montrer la finition horlogère de mes automates. Autrefois, on se gardait bien d'exhiber ses secrets de fabrication; il existait ce culte de la dissimulation, comme dans la célèbre histoire du Turc mécanique, cet automate joueur d'échecs du XVIIe dans lequel un homme de petite taille était caché. Personnellement, je trouve que les mécanismes sont beaux à voir. Et les risques d'espionnage industriel sont très limités: un androïde comme le Pouchkine est de toute façon quasi impossible à copier», explique François Junod. Derrière une vitre transparente, le spectacle d'une anatomie de laiton et d'acier: un imbroglio de ressorts, de boulons et de vis dénude et étoffe tout à la fois le mystère de cette poétique mécanique. Une vie dont les moindres inflexions sont guidées par des cames - ces pièces de métal rondes et dentelées qui transmettent et transforment le mouvement dans les automates. Pour le Pouchkine, la calligraphie de chaque mot a été encodée sur la tranche d'une came. A la faveur d'une roulette (comme celles qui tournent au casino), le hasard désigne l'un de ces disques et le galbe de son profil guide la main de l'androïde, qui écrit un mot. Une came de grammaire est utilisée pour que l'ordre des termes, bien qu'aléatoire, soit cohérent. Une autre pour que le dessin soit en rapport avec la thématique des vers qu'il vient de composer. La combinaison des mots qui sont à sa disposition lui permet de composer 1458 poèmes différents. Pas moins de 4000 composants, sans compter la marqueterie de la table, ont été nécessaires pour mettre au point cet artiste russophile. «Nous travaillons sur ce projet depuis 2003. C'est un mathématicien américain qui nous l'a commandé. Et comme sa femme est Russe, la figure de Pouchkine s'est imposée. C'est l'androïde le plus compliqué que j'aie jamais fabriqué. Je ne sais pas si je pourrai un jour aller plus loin que ça.»
«La précision convenue, l'exactitude monotone et sans âme d'une machine» qui finit par trahir Olympia, la poupée de L'Homme au sable - le conte d'Hoffmann qui inspira à Jacques Offenbach son opéra le plus célèbre et à Charles Nuitter le livret du ballet Coppélia -, le Pouchkine de François Junod s'en moque comme de sa première came. Il est le seul androïde au monde à se mouvoir de manière aléatoire et absolument imprédictible. Le voilà affranchi de tout programme, de toute systématique. Pour un peu, on le croirait presque départi de cette infinie douleur de l'automate, qui tient moins à la mélancolie figée de ses yeux d'émail qu'à ses sempiternels manèges, réglés comme du papier à musique militaire. Dans le monde des androïdes, Pouchkine est un véritable révolutionnaire. L'effet de réel est renforcé par la qualité de ses mouvements: il se meut à vitesse constante durant six minutes. Mais cette coordination est encore plus frappante sur le cheval qui galope aujourd'hui sur une horloge près de Madrid et dont plusieurs modèles réduits - notamment un simple mobile en carton - subsistent dans l'atelier. Pour recréer le naturel de sa course, François Junod s'est appuyé sur les décompositions photographiques du mouvement de Muybridge. Cette manière harmonieuse de réinventer le mouvement, l'automatier-sculpteur la doit aussi à ses collaborations pour la scène avec le chorégraphe Cisco Aznar.
D'un battement d'ailes, dit-on, le papillon transforme le monde. C'est à un enchevêtrement de causes et de conséquences presque aussi complexe que François Junod est confronté dans la conception de ses mécanismes d'automates. Comme un pied de nez à cette technicité exacerbée, l'artiste consacre aussi une partie de son temps à la création d'automates modernes. Avec d'impalpables silhouettes découpées dans l'air par des fils de fer ou avec des sculptures animées non figuratives, François Junod trouve un terrain d'expression plus spontané: «Ça me libère. C'est au travers des automates modernes que je m'exprime le mieux, même si leur mécanisme est beaucoup plus simple.» Comme avec Le Prisonnier, frappant inlassablement de ses deux poings la grille posée devant lui. «Vous remarquerez que les trois autres côtés sont libres. Lorsque nous nous sentons enfermés, c'est souvent par l'étroitesse de notre propre point de vue. Il y a quelque chose de kafkaïen dans cette sculpture», note François Junod. Et s'il ne devait rester qu'un seul automate à construire? «Il volerait. Ce serait la seule manière pour un androïde de dépasser la condition humaine.»
Lorsque vient le moment où ses personnages partent vivre leur vie d'automate auprès de leur destinataire - parfois inconnu ou animé par des motifs mercantiles, comme cet androïde dessinateur acquis pour 600000 francs et revendu quelques années après aux enchères plus d'un million -, François Junod n'en éprouve aucune tristesse. «Ils ne m'appartiennent jamais totalement. Les automates ont une existence propre. Ils transportent une intelligence, ils suscitent et recueillent les projections des spectateurs. C'est le miroir des uns et des autres. Le rêve absolu, c'est bien sûr que l'un d'entre eux s'anime et s'affranchisse. Tout de même, il y a de l'amour là derrière.» _________________ Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).
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cisco Puits de connaissances
Nombre de messages : 4378 Localisation : Bayerrrrnnn ! Date d'inscription : 21/11/2006
| Sujet: Re: Actu: La mécanique des rêves Mer 3 Déc 2008 - 7:07 | |
| Sublime travail artisanal. PS Pour ceux qui passent à Münich: Au Deutsches Museum, musée Gigantesque de la technique, au niveau des salles des instruments de musique, un automate de toute beauté y est présent. C'est un arbre (une sorte de très gros bonsai) avec des oiseaux miniatures. Les oiseaux miniatures chantent comme sur le célèbre automate "pistolet". |
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