On est le 16 juin 1972, le dernier train Paris-Soissons-Laon (Aisne) ramène de Paris des étudiants et des employés de bureau qui passent la semaine sur place. Le train, un autorail, part de la gare du Nord à 22 heures 10. Les étudiants qui prennent ce même train chaque semaine se reconnaissent et se placent les uns avec les autres pour discuter pendant le voyage qui multiplie les arrêts en gare.
Isabelle échange sa place avec une amie de lycée qui n'aime pas voyager assise à contresens, Patrick ne trouve pas de place dans le wagon du milieu et part au fond du train. Jacqueline, une bijoutière de Laon se place en queue de wagon et fait un petit signe et un grand sourire à deux étudiantes qu'elle connait depuis l'enfance.
Il fait bon ce 12 juin et au départ du train , il reste encore assez de lumière pour voir à travers la vitre les premiers paysages de campagne qui défilent. Laure les regarde en rêvant au fiancé qui l'attend à la gare. Pierre et Michèle se sont mariés la semaine dernière, ils passent chez la mère de Pierre et partiront lundi en voyage de noce. Leurs valises sont dans le porte bagage. Pierre joue avec son chrono, un Breitling offert par son beau-père, réalisateur connu de comédies dramatiques à la télévision.
Les étudiants rigolent, certains ont déjà passé les partiels cette semaine et c'est le début de 3 mois de vacances. On est tout près de Soissons, Laure remarque que d'habitude, c'est ici qu'on croise l'autorail qui roule dans l'autre sens. Mais ce soir, il n'est pas là ... C'est déjà arrivé qu'une fois ou deux, le croisement se fasse plus loin et même sous le tunnel de Vierzy.
Le train est lancé à sa pleine vitesse, les oreilles se bouchent, il entre dans le tunnel. Laure ravale sa salive et tout d'un coup, c'est la bousculade, tout se renverse d'un seul coup, le conducteur du train a bloqué les roues pour un freinage d'urgence dans un geste désespéré.
A plus de 100 kilomètres par heure, le freinage prend des centaines de mètres. C'est beaucoup trop pour ne pas percuter l'autorail qui arrivait en face, a déraillé et s'est mis en travers. On sortira des décombres des trains 108 morts pour qui le temps s'est arrêté brutalement et 111 blessés. Les voitures sont si disloquées et il fait si noir dans le tunnel que ceux qui sortent des voitures de queue ne comprennent pas qu'ils ont percuté l'autre train, ils sont terrorisés à l'idée que l'autorail arrive et les percutent sans comprendre que le choc a déjà eu lieu.
Des morts, il reste très peu de chose quand au petit matin, les sauveteurs dégagent les premiers corps. Les blessés sont si abimés qu'il faudra en amputer sur place. Jacqueline est vivante, comme un zombie elle cherche les gamines comme elle dit ... Isabelle a eu le thorax transpercé par une barre métallique. Son amie indemne est coincée par un siège qui s'est enroulé autour d'elle. Sa main touche celle de son amie qui la lui a tendue sans pouvoir parler. Pierre et Michèle ne feront jamais de voyage de noce. Patrick a crié longtemps pour appeler au secours avant de s'éteindre. La préfecture de Laon affiche chaque quart d'heure, la liste des victimes qui s'allonge avec la progression des secours. On espère retrouver des survivants mais les sauveteurs comprennent vite que ce sera impossible tant la compression des tôles est extrême.
Le préfet, les élus des communes concernées, les pompiers des départements voisins viennent spontanément prêter main forte, on se remonte le moral comme on peut. On pleure d'apprendre que des familles qu'on connait sont touchées. A Laon, chacun connait au moins trois ou quatre familles concernées. La ville est comme paralysée, scotchée par l'incompréhension de cette troisième plus importante catastrophe ferroviaire de l'histoire. On se dit qu'il faudra du temps pour oublier.
Europe 1 devait faire s'arrêter son podium pour un spectacle exceptionnel. La station appelle et annule spontanément son déplacement, elle propose de faire une émission en solidarité des familles des victimes. On y réfléchit mais ce qu'il faut c'est juste du courage, rien que du courage mais beaucoup de courage.
On mettra beaucoup de temps, des mois à comprendre que c'est la voute du tunnel usée par le temps qui n'a pas résisté à la vibration des autorails qui se sont croisés dans ce qui aurait du être un court instant, à cet endroit précis où 229 destins ont changé de trajectoire ce qui n'aurait pas été le cas si quelques minutes avaient séparé le passage des deux trains. Des feux imposaient de ralentir et de marquer un temps d'arrêt, les travaux de confortement du tunnel étaient programmés pour dans quelques semaines, les voyageurs étaient à l'heure en Gare de Paris Nord, d'autres en retard pour cause de montre défaillante ou de non respect des horaires.
Les experts diront qu'à quelques minutes près les deux trains se seraient croisés en dehors du tunnel et que la vibration n'aurait pas effrité la voute. On évaluera à 2 minutes le temps qui aurait évité le pire.
1972, c'était il y a 37 ans ... Des vies en majorité de gens de 20 à 25 ans se sont arrêtées net, à Vierzy dans l'Aisne parce que le temps a joué contre les êtres, parce qu'un tunnel mal entretenu n'a pas été réparé dans les délais, parce qu'un train n'a pas pris le temps nécessaire à assurer son passage ... Les victimes auraient toutes plus de 60 ans aujourd'hui et une vie qui se seraient écrite avec le temps comme allié.
Le temps n'est pas toujours un atout mais il arrive qu'il parle aux vivants pour leur dire que la vie est encore ce qui est le plus précieux quand elle dure longtemps.
_________________
Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).