On est en 1972, LIP à Besançon est en crise et tout le monde a compris que l'issue est incontournable. Les ouvriers se sont emparés du trésor de LIP, comprenez le patrimoine fait de pièces de valeur à complications. Pour assurer les salaires et alors que la ville de Besançon s'est illégalement engagée dans des soutiens économiques hors de ses compétences, les ouvriers mettent en vente aux enchères ces pièces anciennes et parfois en or qui étaient dans la collection de l'entreprise.
La vente est annoncée par les médias et nous ne nous étalerons pas sur l'analyse juridique de la légalité de la situation ...
Dans la grande salle de LIP, des marchands, des habitant qui veulent aider LIP, des notables qui viennent chercher une bonne affaire pour leur collection personnelle.
En 1972, un collectionneur de montre type est quelqu'un qui s'intéresse assez peu aux montres bracelets mais plutôt aux montres de poche et recherche l'or et les complications.
Le matin, les acheteurs et curieux ont pu visiter et repérer les pièces intéressantes. Le désespoir des ouvriers se lit sur les visages autant que l'esprit festif qui entoure la mise à mort de la dernière grande manufacture horlogère française.
L'après-midi, la vente commence dans un bruit assourdissant des gens qui parlent comme si leur récit était le dernier témoignage incontournable. Tout le monde a un avis sur LIP... Dans la salle les acheteurs lèvent la main. Maurice, 60 ans, architecte, intéressé par les montres, voudrait s'offrir une répétition des minutes en or. Une jolie pièce de poche. La montre est annoncée à 500 francs.
-600 à ma droite
-700 au fond
-800 devant moi
-1000 à ma droite .
Maurice vient de lever la main. Il enchérira jusqu'à 2500 francs s'il le faut. Il la veut absolument cette montre. Les marchands s'arrêtent à 2000 et il ne reste en lice qu'un Allemand et Maurice pour aller jusqu'à 2400. L'Allemand jette l'éponge et Maurice qui vient d'annoncer 2500 devient propriétaire de la montre. Maurice s'aperçoit qu'il y a des frais à porter en plus du prix. Il l'ignore mais elle ne sonne pas et il faudra une révision pour lui rendre ses fonctions sonores. Quelques centaines de francs plus tard, Maurice est l'heureux propriétaire d'une montre à répétition des minutes qui lui aurait couté 500 euros de moins autrement, par exemple chez un marchand spécialisé.
Cette montre, Maurice en plaisantait en expliquant que s'il devenait aveugle ou impotent, il pourrait continuer à jouer avec... Dix ans plus tard, ces montres n'intéressaient pas grand monde et les démonstrations d'heure sonnante de Maurice se faisaient en fin de repas, le dimanche, dans une indifférence quasi totale où même les jeunes enfants ne faisaient plus l'effort de tendre l'oreille. Quand il eut 70 ans en 1992, la montre n'avait guère plus de valeur. En 2002, pour ses 80 ans Maurice posa sur la table la page mal photocopiée d'un numéro spécial montres de la gazette de l'Hotel Drouôt où la même pièce avait bénéficié d'une enchère de 10 fois la valeur payée en 1972. Maurice oublia avec un peu de mauvaise foi, de préciser que c'était la montre d'une célébrité.
Pour ses 90 ans en 2012, Maurice expliquait qu'il avait acheté cette montre pour moins de 400 euros et demandait que l'on admire sa bonne affaire. Il la faisait sonner mais interdiction pour quiconque de la manipuler. Chacun respecta sa demande d'homme sage. Il y a quelques mois, Maurice qui était en pleine forme est allé se promener en voiture comme passager avec un de ses petits enfants quand la caravane mal attachée d'un autre conducteur est venue percuter la voiture à bord de laquelle Maurice voyageait. Il fut le seul a être blessé très gravement. Le conducteur dont la caravane s'est détachée n'était pas assuré. Maurice ne peut plus sortir de son lit, ne parle plus et n'a plus envie de rien. Ses forces ont disparu et ses os se ressoudent difficilement.
Maurice a pu rentrer chez lui après 4 mois d'hopital. C'était l'alternative à une maison dont on ne ressort jamais vivant. On lui a placé la montre sur la table de nuit. Il l'a regardée et a demandé qu'on la vende pour payer l'aide à domicile que l'assurance peine à rembourser. C'était sa dernière montre, celle qu'il avait gardé pour aller jusqu'au bout de son parcours mais la fin de sa vie ne sera pas comme il l'imaginait.
Autour de lui, tout le monde est navré. Un expert a estimé la montre à 1200 euros "Vous savez, ça n'intéresse personne" a-t-on dit à son fils. Celui-ci lui a conseillé de garder la montre. "Je ne veux plus la voir" a répondu Maurice, "elle appartient à une autre vie qui n'est plus la mienne". On a éloigné la montre. Maurice passe ses journées à attendre et à dormir. Il est parfaitement lucide, épuisé, très amoindri, amaigri, l'ombre de lui-même... Si on lui parle de LIP, son oeil brille un instant puis il renonce. "L'horlogerie" c'est pour les gens en bonne santé" conclut-il.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).
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