J'avais déjà raconté brièvement cette histoire, il y a quelques années. J'en ai modifié les noms car certains de ses protagonistes appartiennent au présent.
On est en 1915, la guerre fait rage depuis un an mais dans le Sud-Ouest de la France, il fait encore bon vivre. Ici dans le bassin d'Arcachon les petits bateaux de pêche ramènent dans cette fin d'été des rougets, des vives, des soles et des limandes. Il y a même du thon sur certaines sorties. Valentin est, à 25 ans, l'un des plus jeunes patrons pécheurs. Il est dans le métier depuis plus de 8 ans et compte bien continuer. Il a pu cette année acheter son premier bateau. Ce n'est évidemment pas un gros bateau et il l'a eu d'occasion mais il est payé de ses économies, de l'apport de son père et de celui de ses futurs beaux-parents. Valentin est fiancé. Le mariage est pour octobre. Personne ne le sait mais Solange est enceinte alors il a fallu accélérer les choses. Les fiançailles ont eu lieu en juillet, Valentin s'est fendu d'une belle bague en or. Il a fait de bonnes pêches et ça lui a permis de choisir la bague dont rêvait Solange. Son rêve à lui était d'avoir une montre, une belle montre pas trop fragile et qui donne toujours l'heure juste comme en ont les marins sur les navires de guerre.
Solange lui a offert une Zenith, une belle montre de gousset au cadran en émail et à l'acier noirci. Elle l'aurait préféré en argent ou en or mais le prix de l'or est inabordable et la version en argent n'était plus disponible. Il fallait la commander mais le bijoutier doutait des délais de livraison. Il y avait bien sur d'autres marques mais "une Zenith, c'est pour la vie" a expliqué le bijoutier. Depuis qu'il la reçue en cadeau, Valentin ne quitte plus sa montre. Il l'a accrochée à une chainette et a attaché la chaînette sur son bleu. Il ne la perdra pas ! Enfin ça, c'est ce dont il est certain parce que le 6 septembre, alors qu'il est au large du Cap Ferret, c'est du gros qui se prend dans les filets.
Valentin a quatre hommes à bord mais ils ne suffisent pas à ramener les thons qui se sont laissés attraper. "Il y a un requin !" hurle l'un des pêcheurs. Valentin va prêter main forte à ses hommes et les poissons sont triés sur le pont avant d'être lancés dans la cale. On s'essuie les main sur sa veste. Tout le monde est content. Une bonne pêche cela signifie un bon salaire.
Valentin va reprendre la barre. Il se rince les mains à l'eau de mer, les essuie sur son pantalon et tâte sa poche pour conforter la présence de la montre. La montre n'est plus là. "C'est impossible" pense-t-il. Il aurait entendu si elle était tombée. La boutonnière à laquelle elle était solidement rattachée est en lambeau. Lors des manœuvres pour remonter les filets, la montre est tombée. Pourvu qu'elle soit encore sur le bateau. Tout le monde s'affaire sur ordre du patron mais non, la montre a disparu. "Elle est au fond de l'océan" dit un marin. Après une heure de recherche, l'idée de retrouver la montre est abandonnée. Valentin annoncera à Solange que la montre est perdue. Le bateau sort régulièrement. Il est entre chaque sortie lavé à grande eau, au jet. Un jour d'octobre, un marin entend au moment du nettoyage de la cale, un objet dur qui tombe et est balayé par l'eau. C'est la montre du patron. Elle n'a pas fière allure. La rouille s'est installée sur la boite et le cadran s'est cassé. Le verre ne le protège plus. Les aiguilles sont tordues. la trotteuse a disparu. Lorsque la montre est restituée à Valentin, force est pour lui de constater la perte définitive de l'objet. La montre est irrécupérable. En rentrant à Arcachon, il la porte chez un horloger qui confirme le diagnostic. On ne peut rien en faire. Valentin décide de laisser la montre plutôt que de la récupérer. Il ne pourrait se résoudre à la jeter. Rincée sous le robinet par l'horloger, elle finit dans une boite en carton au fond d'un tiroir. L'horloger la ressortira de temps en temps pour expliquer à des clients distraits les conséquences que l'eau de mer a sur les métaux. Cette histoire, son fils l'entendra jusqu'à ce qu'un jour de 1948, il reprenne la boutique familiale. La montre ne change alors pas de place et continue à servir d'exemple auprès des clients qui ne comprennent pas qu'une montre non étanche soit souvent irrécupérable après un séjour dans l'eau de mer. Son fils à son tour entend cette histoire. Un jour pourtant, le balancier de la montre est démonté pour sauver une autre pièce. On imagine un axe cassé et remplacé sur le coin de l'établi.
Ce fils devient à son tour en charge de la boutique en 1982. La boutique est alors refaite intégralement. La montre restée dans son carton est placée dans un carton plus grand avec d'autres épaves ou pièces invendues. Le tout est stocké dans un grenier au dessus du magasin. mais au début des années 2000, le grenier est réaffecté à du stockage de matériel de vitrine. Il faut vider les cartons. Un antiquaire de la ville est appelé. Il récupère ainsi une centaine d'épaves. Il y a parmi celles-ci des pièces avec de très belles complications mais toutes sont en panne en attente d'une pièce qui n'est jamais venue. Le bijoutier en voyant le carton de la Zenith en raconte l'histoire à l'antiquaire. Il est à deux doigts de la garder, après tout elle fait partie de l'histoire de la boutique elle aussi. Finalement en plein mois de juillet, l'antiquaire la met dans sa vitrine.
C'est à ce moment précis qu'en vacances là-bas, je découvre cette montre bien malade. J'en négocie le prix déjà dérisoire. Juste par habitude. L'antiquaire me raconte l'histoire que lui a racontée le petit fils du bijoutier. Il sait même quel patron pécheur fut concerné. C'est le grand-père de celui qui est devenu ostréiculteur vous savez, à la sortie d'Arcachon. Il a la maison qui est là-bas ... Suivent des détails sur la famille et son parcours. La montre repart dans un morceau de feuille de journal au fond de ma poche.
En rentrant quelques semaines plus tard chez moi, je la montre à un horloger qui éclate de rire en me disant qu'on part de trop loin pour la réparer. J'insiste et nous prenons finalement comme un défi de la faire revivre. Je m'occupe de la boite et lui du mouvement, le cadran sera conservé pour conserver un lien avec l'histoire de la montre.
Elle fonctionne, la montre de Valentin est précise comme si elle était neuve. Elle a 102 ans ! Elle raconte un peu de l'histoire des gens, juste un peu mais c'est déjà tant.
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