Cette fois la rencontre et la conversation ont eu lieu avec une responsable de marchés. Nous l'appellerons Virginie et elle a vécu aux Etats-Unis quelques années, elle a connu le marché chinois, le marché russe et a géré aussi d'autres marchés mais par discrétion et parce qu'on pourrait l'identifier, je ne vais pas tous les citer et surtout pas dans l'ordre ! Elle est sur un autre poste dans une grande maison…C'est quelqu'un d'adorable et je ne le dis pas souvent !
-Merci Virginie d'accepter l'exercice !-Tu me garantis bien l'anonymat ?
-Tu veux que je crache ? -Non … Je sais que tu le ferais !
-Virginie on se connait depuis un bon bout de temps. D'abord tu as vécu dans à peu près 6 pays différents ces dernières décennies. Où vit-on le mieux ? -Tu commences très fort ! Alors à Paris pour les sorties culturelles, à Genève pour la propreté de la ville, à Londres aussi pour le foisonnement culturel, New-York aussi pour ça et les sorties gastronomiques… Hong-Kong pour la gentillesse des gens mais aussi pour plein de choses … En fait , je ne sais pas. Ca dépend des amis qu'on se fait, de ce que fait le conjoint, si lui aussi s'éclate … J'adore New-York et Londres mais l'esprit anglais s'est un peu tendu, je trouve et du coup New-York aurait ma préférence.
-Bon ça c'est fait ! -Ah Ah ! Tu t'attendais à une autre réponse ?
-Oui, mais ce n'est pas grave ! Est-ce que les montres sont perçues partout de la même façon. -Quand on travaille pour le luxe et pour l'horlogerie, on a une vision déformée du monde. Tu vois ce que je veux dire ? On regarde par un prisme déformant et donc on voit des hommes qui ont entre 30 et 40/45 ans, ont des salaires confortables et s'achètent 5 ou 6 montres par an. Ca ne reflète pas du tout la réalité de ce qu'est le monde. Mais on travaille avec eux, on les a comme clients et on les retrouve comme vendeurs chez les détaillants. On perd de vue qu'un client peut avoir 50 ou 60 ans, avoir un revenu qui ne lui permet d'acheter qu'une montre tous les deux ans et qu'il rame à la fin du mois. On a une vision qui est conditionnée par les ventes. Il faut faire le chiffre objectif et le dépasser.
-Alors que le quinqua ou le sexagénaire a peut-être plus les moyens ? -Oui mais lui tu ne l'embarques pas aussi facilement dans la vision que la marque veut qu'il ait. Tu comprends ce que je veux dire ? J'aurais plus de mal à te convaincre que la montre que je veux te vendre t'est indispensable pour réussir parce que la réussite est derrière toi .
-Je suis un homme du passé, alors ? -Mais non, je ne veux pas dire ça mais tu as une maturité qui te fait prendre de la hauteur et il me faut donc plus de travail pour te vendre une montre qu'au trentenaire que je vais vite convaincre que cela conditionne son futur.
-Donc ton budget de publicité ira plus facilement à GQ qu'à Notre Temps. -Ah Ah ! Joël ! Je t'adore !
-Est-ce que les clients sont différents d'un pays à l'autre ?-Oui et non. Oui ils sont différents car aux USA, ils se foutent du SAV. En fait ils gardent une montre 2 ou 3 ans et comme il y a un énorme marché de l'occasion, il est très facile de revendre sa montre. Ils vendent avant la fin de la garantie et ne sont jamais ennuyés.
-Oui, enfin il perdent sur la revente ! -Il achètent la tranquillité et ça c'est très américain. Les Chinois deviennent pareils avec une rotation plus rapide et une soif de consommer et d'avoir le dernier truc à la mode. Il est difficile de fidéliser un client sur une marque à la différence des Etats-Unis. En Europe, l'achat se fait davantage avec une volonté de pérennité. la notion de transmission intergénérationnelle y a encore du sens. C'est un peu moins vrai en Angleterre qui s'américanise beaucoup mais reste quand même influencé par tous les jeunes Français notamment qui s'y sont installés. Encore que ça c'est vrai à Londres mais pas en province. Le Brexit va sans doute avoir une conséquence sur la consommation.
-Et les détaillants ? -Ils sont partout pareils mais il ne faut pas s'aviser de ne pas livrer à la date prévue aux USA. Les Américains ne supportent pas que la date dite ne soit pas respectée.
-Pourquoi tu n'est pas restée aux USA ? -Ah. Pour des raisons familiales. J'ai suivi mon conjoint.
-Tu n'aurais pas du changer de conjoint plutôt que de quitter les USA ? -Ah Ah Ah ! Maintenant que tu le dis ! J'adore cet humour ! Tu n'as rien perdu !
-La montre est un consommable malgré son prix ? -Oui ça on peut le dire mais pas en Europe. Tu veux que je te parle des Français ?
-Oui oui ! -Ah Ah ! Tu tournes autour du pot ! Les Français sont passionnés mais ils sont un rang derrière les Italiens, bien plus passionnés encore. "Passionnés" est au sens fusionnel, tu vois ? Les Français discutent beaucoup le prix. Je crois que c'est dans les pays que je connais celui où le prix est un élément aussi prépondérant. Ca pollue presque la relation commerciale. Tu n'as pas accepté une remise que déjà, il va y avoir surenchère jusqu'au moment où c'est au bord de craquer. L'Américain te dit cash son prix et c'est oui ou non mais sans marchandage. Au Qatar, le type te demande de coucher avec lui et si tu refuses il fera l'affaire mais avec
un mec pas avec toi.
- Tu y as passé du temps donc tu as du donner de ta personne ?-Ah Ah ! T'es dingue ! Non, évidemment !
-Je plaisantais ! La communication des marques s'est mondialisée. Ca veut dire qu'elle est forcément inadaptée à certains pays ? -Non. Elle est tellement minimaliste qu'elle passe partout. Par contre, ce qui est vrai et dont nous parlions il y a quelques jours, c'est que les Américains et maintenant les Chinois se mettent à rechercher une légitimité historique de leur montre. L'histoire de la marque devient vendeuse et voir les jeunes Chinois se passionner pour des montres au passé militaire aux Etats-Unis est déroutant pour nous Européens.
-Tu vis en Suisse à nouveau. Tu as envie de repartir ? -Non, honnêtement non. J'ai trop couru. Mes frères et ma sœur ont pris les années comme moi mais ils ont des enfants que je n'ai pas eu le temps de faire. J'ai vécu intensément mais eux, ils ont des enfants et pas moi. Et tout le reste …
-Tu es belle, tu as la vie devant toi et tu a du peps ! -J'ai tout donné pour le travail et rien gardé pour moi. J'ai joué, j'ai vécu mais je n'ai rien.
-C'est vrai pour tous les commerciaux qui sont sur les routes et pas chez eux ? -Sauf qu'ils rentrent chez eux et que moi j'ai mis des années pour revenir .
-Je te sens très en peine avec ça ? -Non, j'ai fait des choix mais qui ne sont sans doute pas les bons. J'ai profité de certains pays mais pas partout.
-Bilan négatif ? -Professionnellement non même si on reste virable à tout moment. Personnellement, si celui avec lequel tu as construit s'en va, tu passes vite en déficit.
-Tu es dégoutée des montres ? -Non au contraire mais je me demande si on ne devrait pas écouter mieux les gens de plus de 50 ans.
-Tu voudrais créer une carte de fidélité sénior ? -Ah Ah ! Non quand même pas.
-Tu veux que je t'offre une peluche ou un repas ? -Pfff ! Tu ne prends rien au sérieux
-Si ! Un mec en phase terminale, ça c'est sérieux mais le reste franchement ? Tu sais, le conjoint qui se barre te rend peut-être le plus grand service que tu puisse imaginer. Cela t'ouvre les portes d'une autre vie et tu n'as même pas à culpabiliser. -Tu es très psychologue! Tu sais me remonter le moral.
-Et plus si affinités. Allez, on va choisir le restau !Quelques jours après cette discussion, Virginie a eu un petit accident pas grave mais je lui souhaite à la suisse "Tout de bon "
et lui fais un gros bisou baveux ...