Cela m'est arrivé il y a quelques années, je ne vous dirai pas qui c'était mais plutôt comment les choses se sont passées. Pour diverses raisons, je fus appelé à rencontrer une personnalité "culturelle", pas une personnalité parmi d'autres mais une haute personnalité très connue. Mon rendez-vous était fixé à 16h30 à Paris, un horaire qui ne m'arrangeait pas vraiment car je risquais de me retrouver dans les embouteillages parisiens à l'heure de repartir. Je tentais donc d'obtenir une demi-heure d'avance et le secrétaire particulier (nous l'appellerons ainsi) accéda à ma demande en soulignant toutefois l'incongruité de ma requête alors que j'avais obtenu un rendez-vous et que cela était un immense honneur.
Mon esprit frondeur me fit arriver en jean à ce rendez-vous avec au poignet une Omega vintage en or que je venais d'acheter avec une boite très originale. L'intérieur de l'hôtel particulier sentait le renfermé, le manque d'ouverture des fenêtres et une atmosphère humide conjugués à un mobilier tout de bois massif ancien ciré et de meubles en marqueterie ajoutaient sans doute à cet air vicié. Le sol était constitué de parquets anciens recouverts de tapis lesquels sont souvent des nids à poussière et à odeurs de "vieux". Je ne doute pas maintenant que ce lieu fut un bureau et non une résidence.
On me fit asseoir dans un salon d'attente gentiment en me proposant un jus de fruits, un café ou un verre d'eau en attendant. J'étais à l'époque souffrant et en attente d'une opération. L'acidité des jus de fruits pouvait se transformer en torture mais je fis ce choix malgré tout. J'avais un peu d'avance et ce salon comprenait une pendule en avance de 5 minutes qui sonnait chaque quart d'heure. Derrière elle, une immense glace biseautée touchait presque le plafond. La pièce devait donner sur la cour car on n'y entendait pas le trafic extérieur. J'attendis trois quarts d'heure avec l'estomac en feu sans avoir rien pour calmer ma douleur, c'est dire si j'ai compté les quarts d'heure avec une douleur à se tordre.
Les sièges du salon d'attente était des fauteuils "club" de style anglais en cuir assez anciens car larges à l'inverse de ce qui se fait dans le genre depuis 50 ans. Une table basse en bois de chêne sans doute datant de 1820/1830 avec rien sur son plateau et un porte revue art déco superbe, sublime devrais-je dire, achevaient la décoration de la pièce. Le hasard a mis sur mon chemin un porte revue de même style et encore plus beau. Dans le porte revue, le Figaro littéraire, le Monde diplomatique, quelques revues sur l'art contemporain, un ou deux catalogues d'expositions en cours à Paris et … La Revue des montres, un numéro avec un article de votre serviteur.
Tandis que je sirotais mon jus de pomme en espérant éteindre l'incendie qui me brulait de l'intérieur, une jeune femme en tailleur Chanel vint me chercher. Jolie, voire très jolie, elle marchait jambes serrées sur de haut talons et n'était manifestement pas dans un habillement correspondant à son style. Elle me fit entrer dans le bureau de son patron qui se leva de derrière une immense table à écrire sur laquelle étaient posés deux énormes Meisterstuck de MontBlanc, un encrier de style Napoléon 3, un coupe papier en argent avec un manche en ivoire et un téléphone ancien sans doute recyclé avec du matériel de pointe. Il y avait derrière cette personnalité divers livres d'art et quelques bibelots dont un sordide éléphant en ivoire, une poupée russe sans doute soviétique, un premier prix en cuivre mais dont l'objet était illisible, une magnifique petite boite en argent d'une dizaine de centimètres et une superbe main sculptée en bronze avec une photo du sculpteur l'offrant à mon hôte.
Le monsieur semblait un peu austère mais portait au poignet une superbe Navitimer 806 et j'apercevais dans sa bibliothèque deux ou trois ouvrages sur les montres et, en toute immodestie, sans doute le mien mais une photo sans cadre en cachait le haut au 2 tiers du dos. Contre toute attente, il fut immédiatement souriant et très aimable, simple et accueillant. Tandis que je le remerciais de m'accueillir dans son univers, il sourit et rectifia "De travail, univers de travail " puis enchaîna " Mon univers est fait de campagne, de verdure, de tranquillité, de la vue de mes petits-enfants". Très à l'aise, je pus donc exposer les motifs de ma venue et la discussion se déroula très très tranquillement alors qu'elle aurait au regard de son objet pu devenir électrique. En partant, je lui fis remarquer qu'il avait une jolie montre et de saines lectures puisque j'écrivais dans la revue qu'il logeait dans sa salle d'attente. Il me regarda, me pria de l'attendre, sortit de son bureau, fonça vers ladite salle et en ramena la Revue des Montres " Elle n'a rien à faire là-bas". Il me regarda, regarda ma montre et me proposa de revenir m'asseoir. Cette partie de l'entretien fut beaucoup plus longue que la première et mon interlocuteur se montra passionné par l'horlogerie et son histoire. Il m'interrogea sur mes sources d'inspiration, mes sources documentaires et me cita deux de mes articles qui l'avaient marqués. Il me sonda sur mes centres d'intérêt, le pourquoi de mon métier, ce qui m'avait amené aux montres. Il fut curieux de tout et manifestement intéressé.
Il eut cette réflexion sur ma montre, réflexion que je trouvais si vraie… "Elle témoigne du bon gout de gens d'avant et la porter est leur rendre hommage". Je lui dis tout le bien que je pensais de la 806. Il m'expliqua que c'est l'un des rares objets qui lui restaient de son meilleur ami d'enfance. Son visage s'assombrit et il me dit qu'il était pilote et fut emporté par une maladie terrible. "Il m'a cédé sa montre juste avant d'apprendre qu'il était malade. Je lui parle chaque jour. Il était le parrain de mes enfants, cette montre nous relie". Il insista alors pour me servir un whisky. Je ne bois jamais aucun alcool mais je n'osais pas refuser. Je dus boire ce verre qui décupla l'incendie qui me rongeait de l'intérieur.
Je pris congés et il regretta de ne pas m'avoir invité à déjeuner. Mon sens habituel de l'orientation me fit me perdre dans l'immeuble en ressortant et je dus repasser par sa porte pour m'y retrouver. Il faut dire que l'ouvre porte fonctionnait mal mais je dois avouer que j'étais sur un petit nuage. Je souffrais horriblement de plus en plus et je dus trouver une pharmacie dont le gérant se demanda s'il ne serait pas plus prudent d'appeler une ambulance. Finalement, calmé par le médicament consenti sans ordonnance, je subis après mon départ 5 heures d'embouteillages mais il m'ont semblé avoir duré 5 minutes.
Je n'ai jamais repris contact sinon par courrier pour achever le dossier pour lequel j'étais venu le rencontrer. L'un des courriers comportait une mention manuscrite près de la signature "Amitiés horlogères"... J'avais trouvé la formule sympathique et fut très étonné quelques mois plus tard de recevoir de sa part une carte de vœux avec un jeu de mots sur le temps. Hélas, une femme de ménage trop zélée a jeté cette carte qui trainait sur mon bureau.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).
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