Histoire du temps d'avant
On est en 1913. Certains croient encore que la guerre n'est qu'une rumeur et que le siècle apportera la paix. En Suisse, les manufactures d'horlogerie tournent à plein régime comme leurs concurrentes américaines qui vendent de mieux en mieux leur production en Europe et en particulier en Grande Bretagne. Ce 21 janvier est en France une année de forte pluviométrie. Le bassin Parisien et tout le Nord-Est sont encore gorgés d'eau et après les grandes inondations de 1910, la population s'angoisse à l'idée de devoir abandonner les maisons et nettoyer les dégâts. "On a de l'eau jusqu'au genoux" écrit un auvergnat exilé près de Paris." Nous ferons notre affaire de toute cette eau..."
Poincaré va céder la place à Aristide Briand. L'hiver est glacial et on n'arrive pas à réchauffer les maisons. Les ateliers d'horlogerie sont éparpillés sur le territoire suisse car faute de moyens de transport, il faut les installer à proximité des zones où vivent les ouvriers. On a recours au travail à domicile et les manufactures regroupent les travaux les plus complexes ou nécessitant des machines coûteuses et indispersables.
Fanny travaille au Locle chez ZENITH, on y est bien avec des semaines à 58 heures rythmées par la sirène. Les Samedi sont travaillés mais quoi faire quand le sol est gelé ? C'est à pied que l'on vient parfois de plusieurs kilomètres prendre son travail. La neige, ici on connaît alors on sait isoler ses pieds avec des chaussettes de laine ou du journal. Le froid ne fait pas peur. Fanny travaille au polissage des boites qu'elle termine et fréquente depuis quelques mois Philippe à l'Atelier d'outillage.
Ils se voient pendant les pauses et le soir il la raccompagne chez elle. Ils discutent et, suprême récompense, elle l'embrasse tendrement sur la joue à l'arrivée. Ce moment délicieux vaut bien les 4 kilomètres à pieds du détour.
Un 21 janvier 1913 finalement comme les autres jours se profile sauf que le contremaitre a dit aux filles de se faire belles car un photographe doit venir immortaliser leur travail. Le photographe fige les images et les oblige à se statufier le temps de charger la plaque de la chambre en bois de la lumière qui va l'impressionner.
Fanny est belle, elle rayonne à l'établi comme dans la vie et illumine la photo autant que le soleil qui éclaire la pièce. Coiffée avec une élégance folle d'un chapeau pour protéger ses jolis cheveux châtains des poussières d'argent. Son profil séduit le photographe qui fixe pour l'éternité la beauté de ses 24 ans sur la plaque. C'est aujourd'hui l'anniversaire de Fanny et ce soir, elle fera a Philippe la promesse de passer un peu plus de temps avec lui dimanche prochain.
L'insouciance des êtres, le romantisme de Fanny et son amour pour Philippe ne seront que très peu altérés par la guerre qui se prépare. Non, leur combat à eux viendra juste à la fin de la guerre pendant laquelle ils uniront leurs destins. C'est d'Espagne que soufflera le rappel aux réalités du malheur. La grippe Espagnole décime entre 1918 et 1919, 30 à 40 millions d'Européens officiellement et probablement plus de 100 millions de personnes dans le monde, chiffre qu'on dissimule aux populations pour cause de fin de guerre. On y perd Guillaume Apollinaire.
Fanny et Philippe protégeront comme ils peuvent l'enfant né de leur union et voient disparaître leurs parents et un frère. Pas une famille n'échappe à une disparition. On se compte chaque semaine comme pour se rassurer et on se méfie de tout le monde car le virus est partout, ignorant le froid et le chaud.
La vie ensuite ne sera jamais plus pareille. L'insouciance d'avant a disparu cédant la place à la conscience que le bonheur est forcément furtif et provisoire. Fanny reste magnifique sur cette image qui finalement n'a pas figé plus que son reflet et a conservé la fraicheur et le bonheur de cette année 1913.
On est forcément toujours avant ou après quelque chose. C'est après que l'on sait si c'était mieux avant, un avant dont on n'est pas toujours maître. Fort heureusement, il arrive aussi que ce soit mieux après...
Le temps ne joue pas nécessairement contre nous mais il joue avec nous en partenaire ou adversaire. Nos montres ne font que le mesurer en contribuant à nous convaincre de l'apprivoiser.
Merci à Fanny d'avoir partagé avec nous un siècle plus tard, l'image de son temps d'avant...