Il y a des familles comme ça chez lesquelles on ressent cette tristesse latente, cet enchaînement dramatique de situations qu'une étincelle suffirait à enclencher. Effet papillon ou destinée sombre, on ne saurait définir ce qui ne va pas et pourtant quelque chose existe avant que le malheur ne s'installe.
Chez les Granthier, une famille bourgeoise du nord de la France, la vie s'écoule plutôt gaiement. On est en 1912, la grande maison art nouveau a été construite en 2 ans à peine et Joseph Granthier est fier de cette batisse qui est la première expression visible de sa réussite après son automobile. Joseph Granthier fondateur d'une société d'import/export est marié à Juliette Polmar, fille d'un producteur de vins et spiritueux dont la fortune a fondu à cause du mildiou qui a décimé ses vignes. Il reste bien quelques hotels particuliers dans le patrimoine familial mais la famille est beaucoup moins riche que la génération précédente. Juliette a fait avec Joseph Granthier, un mariage d'amour. Juliette est une jolie femme bien en chair mais sans être disgrâcieuse. De leur union sont nés 2 enfants. Pierre-Edouard l'aîné qui a 18 ans et Philippe-Augustin qui a 11 ans. Le cadet est né le 2 janvier 1900 malgré les efforts de sa mère pour le faire venir une journée plus tôt. Il a raté le 1er janvier à 2 heures près, en sourit sa mère à chaque anniversaire.
Ce jour de juin, c'est la communion du petit et chez les Granthier on a convié toute la famille autant pour faire une belle fête familiale pour Philippe-Augustin que pour montrer la maison à toute la famille. Sur une table du salon, sont exposés les cadeaux faits au jeune garçon. Un stylo plume, un encrier, des livres, une lunette et une superbe montre de poche en argent. Ce dernier cadeau est de loin celui qui séduit le plus le gamin qui y voit le cadeau qui symbolise son passage des enfants aux grands. Le cadeau est collectif. Pierre-Edouard a tenu à y participer pour son petit frère. Philippe-Augustin est ému à la lecture de la liste des participants qui ont tous écrit un petit mot. "C'est gentil pour moi !" bredouille le gamin incapable de retenir ses larmes. Il serre la montre contre lui et dit "Tant qu'elle sera remontée, personne ne mourra dans la famille". "Tais-toi cela porte malheur de dire ça", réprouve sa grand-mère.
L'été arrive très vite, il fait très chaud et la famille profite de sa belle maison dont le jardin est tout en verdure. L'année 1913 est l'année du Bac pour Pierre-Edouard. Philippe-Augustin entre en sixième. Joseph a en mars un accident de voiture qui le cloue au lit pour un mois avec une vertèbre déplacée. Tandis que la situation internationale se tend et que certains annoncent déjà l'imminence d'une guerre, Juliette voudrait aller cacher son fils ainé en Suisse. "Tu n'y penses pas, maman ? Cette guerre est une illusion", répond Pierre-Edouard. Cette illusion l'entraine quelques mois plus tard dans les Ardennes. Il y perd la vie frappé à la tête par un éclat d'obus dès les premiers jours de combats. Ses affaires personnelles sont placées dans une boite en fer acheminées à sa famille par les armées qui dépêchent un officier pour annoncer la terrible nouvelle. C'est encore un privilège à ce moment de la guerre d'avoir un officier pour annoncer cette nouvelle car les morts seront ensuite si nombreux qu'un simple soldat finira par faire la tournée des morts comme les militaires l'appellent entre eux.
C'est Juliette qui ouvre la porte. En voyant le militaire, elle sait déjà ce qu'on vient lui annoncer. Sa vie bascule. Joseph va bientôt rentrer et c'est elle qui lui annoncera à son tour la terrible nouvelle. En quelques minutes elle revoit son fils bébé puis jouant dans la cour, sur les bancs de l'école ... il était si affectueux. Philippe-Augustin éclate en sanglot. Il part dans sa chambre et s'isole. Ses larmes imbibent l'oreiller dans lequel il plonge la tête. Il voudrait hurler. Pourquoi son frère ? Pourquoi ce malheur ?
Joseph est sans voix. Il retient ses larmes et serre Juliette dans ses bras sans un mot. Il ne sait pas exprimer une pareille tristesse. Toute la guerre durant, le village ne fait que compter ses morts. Juliette va chaque jour au cimetière. La fin de la guerre ne la soulage pas . Elle est très fatiguée, épuisée par la déprime qui l'envahit. Joseph n'est plus le même, il se sent détaché de tout. Philippe-Augustin a perdu ses illusions. Il passe des heures à regarder sa montre et veille à ce qu'elle ne s'arrête pas. Il se sent responsable de la mort de son frère mais ne l'a jamais dit. Quand celui-ci est mort, la montre était arrêtée et dans l'esprit du gamin, il n'existe aucun doute, son défaut d'assiduité à tenir la montre en marche est à l'origine du drame. Chaque membre de la famille coexiste dans son interprétation du malheur mais pas question d'en parler ensemble. Le silence a cette caractéristique d'entretenir chacun dans ses certitudes ...
On est en novembre 1918, Juliette tousse et est emprunte d'une forte fièvre. Son fils est près d'elle avec son père et le médecin appelé en urgence sort livide de la chambre. "C'est la grippe, la mauvaise grippe, celle venue d'Espagne. Il va vous falloir du courage monsieur Granthier" Joseph n'en croit pas ses oreilles. Le malheur va encore frapper la famille. Prenant son fils dans ses bras, il lui explique que sa mère est mourante. Juliette disparaît quelques heures plus tard. Joseph est écrasé par le chagrin. Philippe-Augustin regarde sa montre arrêtée dans sa chambre. Comment a-t-il pu la laisser à nouveau s'arrêter. Elle marchait encore hier .... Il la remonte mais rien n'y fait. Le ressort est cassé. Il faut la réparer... Philippe-Augustin essaie de se convaincre que ce maléfice de la montre arrêtée est un truc de gamin, qu'il a passsé l'âge, mais le doute est au fond de lui.
Le lendemain matin, lorsqu'il descend à la cuisine, la gendarmerie est là. Dans la cours, sous une couverture, le corps de Joseph est étendu. Philippe-Augustin aperçoit une corde encore accrochée dans l'arbre devant la maison. "C'est votre père, il a fait une bétise" . Philippe-Augustin est anéanti. Où sont-ils tous passés ? Toute cette famille, décimée par la guerre et la maladie, il reste seul, si seul avec cette montre ...
Philippe-Augustin fera réparer la montre, son oncle l'aide à terminer ses études et à reprendre l'affaire de son père. En 1925, il en devient le président Directeur Général et épouse Jeanne Vaulier. Il décide d'arrêter définitivement la montre le jour de son mariage. Personne ne meurt ce jour là, ni les jours suivants dans la famille.
Il reste avec cette montre la nostalgie de Philippe-Augustin, le souvenir de sa famille, des rires d'avant guerre et de la joie de vivre. Le sourire de sa mère et la chaleur de ses bras, les embrassades piquantes de son père qui portait la barbe et les escalades dans les arbres avec son frère. Philippe-Augustin se souvient de la joie qu'il a ressentie d'avoir cette montre en cadeau et ce petit mot qu'il a conservé où chacun de ceux qui avaient contribué à ce cadeau marquaient leur affection à cet enfant.
Il a rangé la montre dans un écrin et l'a placée au fond d'un tiroir. Le soir, il va la regarder presque tous les jours comme si elle était le dernier lien avec sa famille. La femme de Philippe-Augustin est enceinte. Il craint d'être père et de ne pas être à la hauteur de ceux qui l'ont entouré lorsqu'il éait enfant. Il voudrait s'éloigner de tout cela, de ce souvenir persistant et de cette montre omniprésente mais ne le peut pas. Elle a marqué un temps, le sien, celui de son enfance tragique et en symbolise à jamais les bons et mauvais moments, le meilleur et le pire comme aucun autre objet ne pourrait le faire.
De l'union de Jeanne et de Philippe-Augustin est né un seul fils, Simon, en 1931. Jeanne est décédée en 1976 à cause de la chaleur. Philippe-Augustin a beaucoup pleuré, revivant son enfance et la difficulté de perdre les siens. Il a alors sombré dans un semi-mutisme, ne parlant qu'à son fils et à ses petits enfants, un garçon et une fille.
Philippe-Augustin est mort en 2001, il n'a pas raté le rendez-vous du nouveau siècle, cette fois. Il n'a jamais raconté à personne l'histoire de cette montre et son petit-fils qui l'a reçue en cadeau de son père. Avec la montre, glissée dans l'écrin, il a retrouvé la carte écrite en 1911 pour la communion de son grand-père. Touché par ce témoignage, il a remonté la montre qui s'est remise à fonctionner comme si aucune interruption n'avait eu lieu entre l'année du mariage de ses grand-parents et maintenant. A l'intérieur du cache poussières, il y a une inscription, une gravure minuscule qu'une loupe d'horloger permet de déchiffrer "Le temps n'efface pas tout". Personne jusqu'à présent n'avait jamais lu ces quelques mots.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).