Lorsqu’elle allait chercher son pain, ma grand-mère recomptait toujours la monnaie que lui rendait la caissière. Il faut dire que le vieux rapace était très près de ses économies. Plus d’elles d’ailleurs que de ses enfants ou petits-enfants, qui n’avaient d’autres loisirs que d’envahir son espace vital au cours d’hebdomadaires pèlerinages.
Car ma grand-mère était, elle savait nous le rappeler, à l’origine de la vie de cette famille. Cousu donc d’un profond respect pour son lointain vêlement, nous entretenions tous une éternelle reconnaissance, celle du sang et des larmes que notre sainte aïeule versât un soir d’été en mettant au monde celle qui, à son tour, allait devenir notre génitrice et attentionnée maman.
Dans le grand séjour, la belle et précieuse table en chêne recouverte d’une nappe plastifiée à larges fleurs, accueillait les intarissables lamentations de notre ancêtre. Dans un luxe de bonté, elle n’hésitait jamais à nous offrir la très détaillée narration de ses six précédentes journées.
Et nous écoutions, mes parents, ma sœur et moi, la narcissique allocution dominicale. Car ma grand-mère en savait des choses sur la vie et les hommes. Il faut dire qu’elle avait connu une époque sans télévision. Forcément, des choses comme celles-là, à 8 ans, ça force le respect.
Bercé par l’inutile piaillement, je m’endormais souvent sur le canapé, dans le salon, repu de grosses tartines préparées par ma mère. Puis, las du ton monocorde de l’infatigable castrateur discours oligarchique, je m’abandonnais à mes rêves d’enfants.
Puis un jour, au détour d’une seconde et d’une minute, je tombai nez à nez avec la montre de mon père, négligemment posée sur la table de la cuisine.
Je me dressais fièrement sur mes jambes de petit garçon pour l’observer de plus près, j’avais l’impression qu’elle se trémoussait comme un flan à la vanille, déployant ses délicieux effluves caramélisés, brillant de sa robe dorée, plaqué or. L’audacieux que j’étais subitement devenu se jetait sans plus attendre, pour la saisir.
Enfin je la tenais, cette montre sublime – à mes yeux - si souvent observée au poignet de mon père, mais sans jamais la toucher : « trop jeune mon fils, quand tu seras grand », « plus tard si tu es sage » me disait-il. Ses mots répétés à chacune de mes tentatives maladroites pour la prendre, me paraissait être le châtiment ultime.
Je l’arborais fièrement, tel un boxeur brandissant sa ceinture de champion, tel un alpiniste plantant son pic à la pointe du sommet, tel ce soldat agrippé à son mètre de terrain gagné au sang de ses frères. Oh ! Elle ne payait pas de mine, avec son verre fêlé sur un coté, son cadran délavé par le temps, un vieux bracelet usé jusqu'à la corde.
J’étais là planté, transformé en contemplateur, je scrutai cette montre, comme dans un état second, je sentais courir le long de mon échine dorsale un frémissement de bien-être qui s’était délicatement installé depuis quelques minutes.
Mais, car évidemment il y a un mais, cette concentration de nantis touchait à sa fin.
Ma mère m’appelle. Je ne veux pas l’entendre. Je dois résister et rester concentrer sur ces moments rares. Elle insiste la bougresse. « Occupe-toi de ta sœur qui pleure, me crie-t-elle depuis le salon ». C’est nul les mamans. Ca vous pète grave les supers moments. Je lève les yeux au ciel.
Ma petite sœur est devant-moi, avec son seau et ma pelle de chercheur d'or, elle m’énerve quand elle joue avec mes affaires. Je lui fais remarquer. Elle lève les épaules puis me dit : « Je peux jouer avec toi ? » Elle a ses grands yeux noirs, ses long cheveux sombre, la morve au nez, son sourire qui veut dire que si je refuse, je vais passer un mauvais moment. Malgré tout je répondis fermement, quoique d’une voix à peine audible, pour ne pas attirer l’attention de mes vieux, « non je ne joue pas, je suis occupé ». Elle fait signe oui de la tête et exige de jouer à côté de moi.
Je me retourne. La frangine se met à pleurer. Depuis la table sur laquelle je suis monté, pour mettre hors de portée de ma frangine mon précieux butin, je tourne un regard vers le salon guettant la réaction de mon père. Rien parfait. Mais la môme est allée se plaindre.
Je vois dépasser les grands pieds de mon père allongé sur le divan du salon, lisant probablement un quelconque recueil d'aventures extraordinaires. Ma mère doit râler pour avoir, une fois de plus, été interrompue dans sa lecture d’une extraordinaire histoire d’amour, comme seule la collection de « novelas » sait en offrir.
Dans mon dos, je sens soudainement une main me pincer la nuque. Ma grand-mère. Elle tient aussi une casquette dans sa main. J’ai horreur des casquettes. Surtout celle-là. Elle est ridicule. Ca fait rire ma sœur. « Tu devrais jouer avec ta sœur me dit-elle et donne cette montre, ce n’est pas un jouet !»
Je balbutie quelques mots, essayant d’exprimer ce qui émerge péniblement de mon esprit paniqué. Rien de compréhensible n’en sort. Puis sans remuer un cheveu, résigné, abattu, je tends la montre, lentement, sûrement, je me lève. Le devoir de grand frère m’appelle. Je tourne la tête, dans le salon le visage de mon père un large sourire moqueur lui chatouille les lèvres.
Vexé, pestant contre ma sœur, affublée de cette casquette ridicule qui me fait ressembler à la marionnette de guignol. J’entame l’offensive, courant en direction du jardin, en emportant, au passage, ma pelle de chercheur d'or - arraché des mains de ma sœur qui n’aura qu’à jouer avec le seau autrement. Elle hurle. Je tiens ma vengeance.
Sans prendre le temps d’un coup d’œil, je saisi mon missile superpuissant qui allait pulvériser la maison de Poupée de ma sœur. La vengeance, c’était vraiment cool.
Aujourd’hui, pour moi, j’ai grandi, bien grandi même, mais je garde en souvenir ces moments de l’enfance, de cette première rencontre avec ce qui deviendra une passion tenace qui dure jusqu'à ce jour.
Je vous remercie platement pour votre délicate attention et en appelle maintenant à votre bon cœur pour y aller de votre petit commentaire.