Dès le début du 20ème siècle, la concurrence entre les marques horlogères s’écrit par la précision des montres et leur fiabilité. La distribution des produits est alors maximaliste. Il faut être partout, sur tous les continents, d’est en ouest et de capitales en provinces. L’horloger détaillant est alors le meilleur messager, relais intarissable auprès des clients de la qualité des montres qu’il vend et garant de leur fiabilité et de leur précision.
Les firmes horlogères attachent une grande importance à leur présence dans toutes les vitrines et vont dès les années 1910, soutenir leurs détaillants avec ce que l’on n’appelle pas encore la Publicité sur le lieu de Vente, la fameuse PLV, mais qui n’est rien de moins que des chronomètres de qualité qui vont offrir l’heure aux clients.
Ce système de publicité à la fois utile et gratifiant pour la marque consiste à offrir l’heure précise soit en vitrine, soit en incitant le client à franchir le seuil de la boutique. On voit ces chronomètres de vitrine jusqu’à la fin des années 1970, cette fois dans des versions électriques, électromécaniques ou à quartz. Toutes les grandes maisons vont adopter à un moment donné ce type de promotion in situ qui induit de multiplier le nombre de pièces produites par celui des points de ventes. Le coût n’est pas négligeable et les marques finiront par demander aux détaillants une participation au paiement de cet objet ou tout au moins, un chiffre d’affaires minimum pour en bénéficier.
Jusqu’aux années 50, le téléphone est un luxe et le taux d’équipement des foyers en appareils radiophoniques croît régulièrement plus vite en ville qu’à la campagne. Ensuite, jusqu’aux années 1960 voire 1970, le téléphone n’est pas encore répandu dans tous les foyers. En province, le coût du raccordement facturé à l’abonné est exorbitant et c’est la radio qui donne l’heure exacte. Les marques comprenant l’intérêt d’offrir une heure de référence vont donner à leurs pièces de vitrine une valeur esthétique qui associe le bois et l’émail des cadrans. La plupart des chronomètres reçoivent en outre une plaque de laiton rhodié gravée du nom de la marque et d’un slogan simple du type « L’heure juste » ou « L’heure exacte ».
Ces chronomètres rivalisent rapidement dans les mêmes vitrines pour attirer l’attention des passants qui doivent opter, pour peu que le commerçant n’ait pas veillé à synchroniser ses chronomètres, pour l’heure juste d’une marque ou celle de l’autre. La surenchère va toucher la qualité des coffrets ou supports des montres de vitrines et leur présentation quand des marques comme Zenith, Omega, Jaeger LeCoultre, LIP ou Longines n’hésitent pas à proposer des chronomètres de marine comme pièces de vitrine.
Ces montres fonctionnent sans vergogne du matin au soir et du soir au matin, 7 jours sur 7 à une époque où la boutique est fermée le samedi soir à 19 heures et rouverte le lundi. Un bon chronomètre de vitrine ne doit jamais s’arrêter. Il doit disposer d’une réserve de marche suffisante pour être fonctionnel le dimanche quand la boutique est fermée aux clients et que la vitrine sera scrutée toute la journée par les badauds. En province, les détaillants avaient l’habitude de dire que la plupart des ventes se faisait le dimanche après-midi quand tranquillement, à l’abri des regards, monsieur et madame se promenaient en faisant du lèche vitrine et jetaient leur dévolu sur une pièce qui les séduisaient pour ses qualités et son prix. Puis, dans la semaine ou un peu plus tard, le couple ou l’un de ses membres revenait pour acheter la montre et l’offrir à son conjoint. Heureuse époque que celle où les vitrines pouvaient, sans grille de protection, rester remplies le dimanche de toutes les pièces, livrées à la tentation des clients et aux commentaires des promeneurs.
Chronomètre de vitrine Omega - années 20
Il ne fait aucun doute que ces chronomètres de vitrine étaient de redoutables vecteurs de l’image de la marque et de ses qualités traduite par ces grands cadrans où de belles aiguilles bien lisibles donnaient l’heure comme un bien précieux et où la trotteuse évoluait avec gourmandise à 6 heures.
Même si les horlogers bijoutiers les plus installés possédaient un régulateur de parquet, redoutable instrument doté d’une précision à la seconde par mois, aucun ne négligeait le chronomètre de vitrine, mode populaire de la diffusion de l’heure juste.
Tandis que les Américains bâtissaient en grande partie leur publicité sur la qualité de leurs mouvements reproduits largement dans les magazines et montrés sur les lieux de vente, les manufactures européennes s’attachèrent davantage à l’esthétique de ces montres spéciales. Pour autant, les mouvements n’étaient nullement négligés. Longines par exemple proposait un calibre de 24 lignes parfaitement anglé et empierré. Omega proposait des mouvements de qualité C ou D, ses deux haut de gamme, richement empierrés et de qualité Chronomètres, avec 21 ou 23 rubis voire même des diamants pour les calibres les plus aboutis. Zenith offrit un moment des calibres 260 dont certaines variantes furent primées pour des résultats exceptionnels lors des concours de chronométrie de l’Observatoire de Neuchâtel.
Zenith - Chronomètre de vitrine - années 10
Il fallait que ces mouvements fussent de grande qualité pour endurer un fonctionnement ininterrompu parfois sous la chaleur du soleil qui perçait les vitrines de boutiques non climatisées. Quels que fussent les climats, tropical, tempéré avec une humidité ambiante extrême ou une salinité de l’atmosphère dépassant la moyenne, les chronomètres distribués dans le monde entier devaient conserver le cap de la précision extrême. Les slogans qui y étaient inscrits pouvaient l’être dans toutes les langues pour répondre aux besoins de tous les marchés. Russes, Italiens, Argentins, Austro-hongrois, Allemands pouvaient ainsi profiter d’un chronomètre adapté à leur langue.
Ces pièces ont vieilli avec les boutiques et leurs propriétaires et ont parfois connu plusieurs générations de détaillants. Révisées régulièrement pour les plus soignées d’entre elles, tournant sans vraiment être entretenues pour les plus malmenées, elles ont souvent suscité l’affection des horlogers qui les ont conservées lors de la cessation de leur activité comme si ce témoin du temps avait leur histoire à raconter.
Beaucoup ont disparu, rendant l’âme faute de soins ou transformés en simple coffret quand la montre jugée obsolète en fut démontée. Ceux qui sont restés complets et ont pu franchir le millénaire ont rejoint les pièces de collection dont ils sont l’une des attractions. Le bois des coffrets s’est souvent un peu disjoint à cause des températures et taux d’humidité de l’air en perpétuelle évolution, la clé de ceux qui possédaient une serrure a rarement suivi le principal et moins bien traités que les montres de poche, leur état général suppose souvent une restauration pour leur redonner leur noblesse originelle.
Finalement, ces chronomètres de vitrine furent aux boutiques ce que les chronomètres de marine furent aux bateaux, inséparables de leur histoire, traversant le temps avec fidélité, provoquant l’émerveillement des amateurs et l’affection des capitaines de ces navires qu’étaient les boutiques des détaillants indépendants qui pendant un siècle furent les diffuseurs des pièces d’horlogerie jusqu’au plus profond des campagnes du monde entier. Rares sont les pièces qui sont restées neuves enfouies dans un carton ou une armoire et même les manufactures qui en disposent aujourd’hui, sont souvent dépourvues d’exemplaires conservés dans les ateliers, puisqu’au final ces perles horlogères n’étaient que des objets publicitaires.
J'ai un souvenir personnel de ces chronos. Evidemment, ceux de mes souvenirs sont plus tardifs et datent des années 60. Il y avait dans la petite ville de province où j'habitais trois bijoutiers qui rivalisaient quasiment sur les mêmes marques : Longines, Zenith et Omega. Ma mère était une amie d'enfance de la fille de l'un des bijoutiers et celle-ci tenait de temps en temps la boutique. Dès que nous passions devant celle-ci, cette femme sortait et nous proposait d'entrer et de nous installer le temps d'une tasse de café dans l'arrière boutique. Ma mère me recommandait de ne toucher à rien, j'avais eu quelques tentations beaucoup plus jeune en déroulant des spiraux de montres en réparation...
Il y avait sur une étagère, derrière la vitrine placée au centre du magasin, deux chronomètres de vitrine : un Omega et un Zenith ainsi qu'un chronomètre mural Longines. Je revois le bijoutier tentant de coordonner les trotteuses en m'expliquant que les trois instruments donnaient l'heure exacte. Le bijoutier qui était chronométreur officiel du Tour de France pour Longines me faisait parfois manipuler un chrono situé dans une vitrine à côté de photos dédicacées de journalistes de la télévision et de coureurs. Lorsque le bijoutier était occupé, je devais rester sur ma chaise à proximité de ces chronomètres et je devais rester immobile. Pour passer le temps, je balançais les pieds et tapait dans le mur ce qui faisait bouger les coucous et autres pendules accrochées sur celui-ci. Le chronomètre Longines tournait sans sourciller. Celui qui avait ma préférence était le Zenith parce que son coffret était très verni et brillant. L'Omega se retrouvait souvent directement en vitrine. Je revois mon père s'arrêtant devant celle-ci et réglant sa montre. J'entends encore aussi ma mère me dire "Arrête de taper dans ce mur...tu vas abimer tes chaussures..."
Un jour j'ai crû que le bijoutier allait m'offrir le chronomètre Omega. Il m'a dit "Il te plaît ce chrono, hein ? " puis il l'a fermé... Mon coeur battait la chamade. Puis il a ajouté "Il a bien besoin d'une révision, je vais le faire passer au garage..." J'ai presque eu honte d'avoir crû qu'il allait être à moi. Quand on a 10 ans, on se fait encore des films. Le chrono était encore 20 ans plus tard dans la boutique. Ma mère m'en parlait et me disait que j'étais fasciné par ces instruments et sans doute pour la précision.
Il y a une quinzaine d'années, elle m'a offert une petite pendule radiopilotée de marque Vedette. Evidemment, cela ne représente pas grand chose par rapport à ces pièces mécaniques mais elle l'a fait en me racontant son souvenir de moi, enfant devant ces chronomètres. Cela m'avait ému. Hier, je me suis assis devant mon bureau où la pendule siègeait et je l'ai regardée comme je le faisait souvent, sans rien toucher ... La pendule s'est arrêtée toute seule juste à l'instant où je la regardais. Une pièce qui tient la pile s'est décrochée comme ça d'un seul coup. Cela m'a rendu triste même si c'est futile et replongé des décennies en arrière avec en écho cette supplique maternelle d'arrêter de balancer les jambes...
Qu'est-ce qu'ils sont beaux ces chronos de vitrine ...