1941 - Les Allemands s'installent dans cette ville du Nord-Est et il est de plus en plus dangereux d'y rester avec sa famille. Les bombardements allemands tentent de déloger certains bastions de résistance et les Français et les Anglais cherchent à déloger les Allemands avec l'appui des forces aériennes. Par sécurité, ordre est donné aux civils d'évacuer la ville en emportant avec soi le minimum.
Il y a dans cette petite maison du nord de la ville une famille avec ses 5 enfants. Une maison en briques rouges caractéristique des villes qui se rapprochent du nord de la France et de la Belgique. Les toilettes sont au fond du jardin et l'eau courante n'est pas arrivée depuis très longtemps dans la maison sans salle de bain ni chauffage central. C'est le début de l'hiver et le père recense ce qu'il pourra emporter et ce qu'il va falloir laisser.
La famille ne roule pas sur l'or, le père possède quatre montres de poche héritées de ses parents et la mère n'a rien d'autre que son alliance en argent et une bague du même métal à laquelle elle veut donner une valeur qui ne correspond pas à la réalité. "Il vaut mieux laisser les objets de valeur ! Je vais les cacher. Personne ne les trouvera et on les reprendra en rentrant. Les toilettes sont anciennes, très anciennes sans doute ont-elles plus de deux siècles. Elles se résument à une planche trouée posée sur un socle en ciment au dessus d'une fosse simple. Le socle est troué sur le côté et laisse apparaître une cache fermée donnant sur le sol et un fond muré. C'est là que Gaëtan va dissimuler ses quatre montres et la bague de sa femme dans une boite de pois cassés en métal peint. Le tout est préalablement entouré de papier journal, un journal daté de septembre 1939 arrivé là on ne sait comment car personne ne lit le journal dans la maison. Gaëtan referme l'ensemble avec un peu de ciment et considère que la cache est ainsi inviolable.
Gaëtan travaille comme manoeuvrier à la SNCF. Il entretient les machines. Il a pu obtenir le transport gratuit de ses enfants sauf l'ainé qui a 15 ans et qui est envoyé seul en exode avec un vélo rouillé avec lequel il va traverser la France avant d'être recueilli dans une famille d'agriculteurs de Cavaillon. Le reste de la famille prend le train. Hélas celui-ci subit des bombardements destinés à un train militaire. L'une des filles y perd un œil à cause d'un éclat de bombe, Gaëtan parti à la recherche d'un endroit où se cacher avec la famille pendant l'alerte ne reviendra pas. Confondu avec un résistant par les Allemands, il reçoit trois balles dans le corps et une en pleine tête.
La police française conseille à sa femme de partir au plus vite avec les enfants car les Allemands sont plus qu'énervés et le risque est devenu pour elle très important. Elle poursuit le voyage avec sa fille blessée et ses autres enfants. Elle ne sait pas vraiment où aller et se retrouve dans le Var sans nouvelles de son fils ainé. Trois ans et demi plus tard, c'est le retour dans la maison. Elle a été pillée comme beaucoup d'autres par des Français et des Belges qui sont rentrés d'exode et se sont rééquipés à bon compte dans les maisons inhabitées.
De la misère laissée avant de partir, il ne reste que les déchets ultimes et quelques photos dans les albums abandonnés. Les deux garçons n'ont que 11 ans et il entreprennent de retrouver les montres cachées par leur père mais leurs recherchent restent vaines car Gaëtan avait pris la précaution de mettre du sable en surface du ciment de sorte que l'accès à la cache soit indétectable. Toute leur vie l'un et l'autre parleront de cette boite cachée qui avec le temps est devenue un trésor d'une valeur inestimable. Ils racontent qu'il y avait dans la boite des pièces d'or et des bijoux de grande valeur et que leur père a sans doute aussi laissé des billets. Jusque dans les années 1970, ils retournent tout pour retrouver la fameuse boite mais l'un et l'autre disparaissent à quelques mois d'intervalle dans les années 1980 sans jamais avoir frôlé ce fameux trésor familial.
La maison qui a subi de nombreux travaux a vu les toilettes du jardin transformées en cabane à outil et la chose est oubliée. Au milieu des années 1990, la maison est vendue et son nouveau propriétaire entreprend de nouveaux travaux en 2002 pour étendre la maison et lui adjoindre deux chambres et une terrasse couverte. La cabane de jardin est rasée, la fosse comblée. Lors de la démolition, la boite est trouvée et le propriétaire l'ouvre. Il y a dans celle-ci les quatre montres, la bague et une lettre manuscrite... "Moi Gaëtan D...., dit que cette boite contient 4 montres qui m'appartiennent et une bague de ma femme en argent de grande valeur. Quiconque en prendra possession devra me les rendre ou à défaut à ma famille. Signé Gaëtan D... 14 novembre 1941."
La famille est connue et les descendants aussi. L'une d'elle est devenue institutrice dans la ville. Elle est en retraite mais le nouveau propriétaire fut son élève. Il connaît l'histoire de cette boite racontée par sa "maîtresse" quand il avait 8 ou 9 ans, une histoire qui l'a marquée car une maitresse qui a un œil en verre ce n'est pas si courant. Il sait où habite cette enseignante et lui ramène la boite emballée dans le journal et la lettre. L'émotion partagée de ce moment est immense. Les quatre montres sont toutes en état de fonctionnement après tant d'années. L'une est en argent et les autres en acier et en métal blanc. Elles sont toutes anonymes et datables des années 1925/30 sauf une à remontage à clé plus ancienne.
Les montres sont réparties entre quatre des petits enfants. L'institutrice il y a quelques mois encore était presque aveugle, elle avait conservé la lettre qu'elle avait fait encadrer et chaque matin, elle allait la toucher du bout des doigts. "Mon père n'a même pas su que j'étais blessée..." disait--elle avant d'ajouter " Cette journée a bouleversé ma vie, j'y ai perdu la joie de vivre et l'insouciance. Si mon père était resté avec nous, il m'aurait obligée à garder la position allongée au sol et il ne serait pas mort."
La vieille dame est décédée il y a quelques mois. Elle a voulu que la lettre de son père soit enterrée avec elle. La boite fut oubliée et les montres sont ici et là. Gaëtan n'avait dit à personne où il avait précisément caché celle-ci. Il ne faisait confiance à personne car personne ne lui avait totalement jamais fait confiance. L'histoire est restée confidentielle car le nouveau propriétaire de la maison a préféré ne pas en parler. C'était pour lui naturel de rendre les montres. Cela fait partie de cette générosité naturelle des gens qui sont encore marqués par le respect des anciens.
_________________
Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).