Ulysse Nardin : Un Chronographe très singulier
Ulysse Nardin a excellé dans la fabrication de chronographes de très haute qualité dès la fin du 19ème siècle. Les manufactures sur un laps de temps d’une vingtaine d’années vont se livrer une concurrence effrénée tant sur le plan technique lié aux mouvements que sur les recherches esthétiques pour améliorer la lisibilité des pièces. La manufacture Ulysse Nardin a en ce domaine fait preuve d’une modernité remarquable en simplifiant les cadrans et en leur apportant des couleurs qui en illuminaient la lecture. La beauté exceptionnelle des pièces n’a rien abandonné au temps.Le chronographe : Une complication qui s’impose au début du 20ème siècleLes manufactures horlogères ont produit dès la fin du 19ème siècle, nombre de chronographes dont les architectures sont parfois proches d'une maison à l'autre, dont les ébauches ont parfois la même origine et où la différenciation s'opère par un habile découpage de ponts qui ne fait que dissimuler une architecture identique. Chaque grande maison tente pourtant alors d'innover et au tournant du siècle, pratiquement toutes les plus belles manufactures ont leur propre mouvement de chronographe.
Les pièces avec cette complication ne se vendent pas encore très bien mais l'essor de l'automobile et les besoins de mesurer leur vitesse, vont conduire les automobilistes à s'équiper de chronographes avec tachymètres dont l’utilisation est simplifiée par des codes de couleurs. L'aviation balbutiante connait elle aussi un essor sans pareil et les exploits liés à la conquête des airs se multiplient partout dans le monde grâce aux pionniers de l’aviation, héros de leur temps. Les chronographes servent alors non seulement à chronométrer les records de vitesse et de temps en l’air mais aussi à calculer le temps de chauffe des moteurs afin de sécuriser le décollage. L'industrie cadence ses fabrications et chronomètre les gestes des ouvriers pour faire évoluer les rendements. Les médecins, les ingénieurs deviennent vite des adeptes du chronographe. L'univers du sport lui aussi connait une forte expansion et le goût de la performance devient une culture internationale où le temps est essentiel. Les courses de chevaux par exemple, sont déjà très répandues en Europe tout comme en Amérique du sud. Dans ce dernier domaine, les pièces les plus recherchées sont celles dont la lisibilité est la plus intuitive. Il faut en effet avoir un œil sur le chrono mais aussi sur la ligne d’arrivée où toutes les contestations sont possibles.
Un Chronographe originalEn 1904, la plupart des chronographes sont essentiellement soit des pièces très classiques d'un diamètre à peine inférieur à 50 mm avec des mouvements de 18 ou 19 lignes, soit de grosses pièces lorsque la lisibilité est privilégiée sur le volume et le poids. Les gros chiffres arabes en couleur ajoutent aux cadrans une esthétique ludique qui n'échappe pas aux amateurs. Peu de pièces en disposent car les chronographes sont chers, assimilés à des instruments de précision où la fantaisie n’a pas de place même si ces couleurs ne nuisent en rien à la qualité des pièces bien au contraire. Les manufactures sont en général cantonnées dans la présentation de pièces très classiques où la seule fantaisie admise sur les cadrans est le choix entre des chiffres arabes ou romains.
Ulysse Nardin fabrique plusieurs types de pièces dans cette catégorie particulière que sont les chronographes. La manufacture propose soit des montres dotées de rattrapantes, complication fort appréciée des sportifs, soit des chronographes classiques qui déjà peuvent comporter des échelles télémétriques ou tachymétriques pour le sport ou la voiture selon la destination des pièces. Des cadrans dotés de pulsomètres sont également disponibles à cette époque selon les exigences du client. Chaque utilisateur a toutes les chances d'avoir un type de cadran adapté à son besoin. Qu’ils soient dans une ligne « classique » ou originale et colorée, les chronographes Ulysse Nardin sont remarquables par leur finesse et l’harmonie des cadrans. Les totalisateurs des minutes à midi sont proportionnés au compteur des secondes à 6 heures et leur taille est adaptée au diamètre spécial des grandes pièces.
Les cadrans sont fabriqués à la main. Ils sont en émail cuit au four, peints méticuleusement d'après des modèles validés préalablement par la manufacture. Ils peuvent connaître selon les prescriptions du client, des variantes sur les chiffres, leur position ou leur couleur. Les chronographes Ulysse Nardin sont souvent de belles pièces imposantes où la marque est finement inscrite à gauche des cadrans entre 9 heures et l'axe des aiguilles et à droite figure la mention Locle Suisse bien plus élégante que le Swiss Made qui s'inscrit au bas des cadrans des montres d'autres maisons.
En 1904, Ulysse Nardin de mentionne pas Genève car la manufacture n'y a pas encore installé sa filiale. Sur cet exemplaire qui relève sans aucun doute d'une commande spéciale, les chiffres sont en rouge, superbement calligraphiés et leur position est originale. De 1 heure à 3 heures, les chiffres arabes sont écrits vers l'intérieur du cadran puis de 4 à 8 vers l’extérieur de celui-ci avant de revenir vers l'intérieur de 9 à 11 heures. Le 12 et le 6 sont couverts partiellement par les compteurs secondaires. Cette disposition se pratiquait parfois sur les chronographes américains et sur les pièces suisses. Elle n'était pas encore très répandue. La production de ce type de cadran relève d’une toute petite série et s’il existe une version où les chiffres sont bleus sur une version à rattrapante et répétition des minutes, leur rareté est extrême.
La lisibilité est immédiate, intuitive et sans risque d'erreur. La pièce dégage une sensation de modernité sans équivalent. Son état pourrait la laisser imaginer sortie depuis quelques heures de la vitrine du détaillant qui l'a vendue en 1904. C'est en Argentine qu'elle fut à l'époque exportée
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La beauté épurée qui cache une technologie sophistiquée L'Amérique du sud était un marché privilégié pour Ulysse Nardin. Beaucoup de très belles pièces y étaient expédiées. Ce chronographe en fit partie. Avec son mouvement travaillé sur une ébauche LeCoultre, gage de qualité incontestable, ses dents de loup sur le barillet, son empierrement de haut grade, le chronographe est encore plus de 113 ans après sa fabrication, totalement bluffant de précision. La douceur de son déclenchement sans saut d'aiguille au départ est un gage de sa supériorité mécanique. Celle-ci est le fruit d'apports faits sur les ébauches par Paul-David Nardin qui déposera en 1911 des brevets sur le système de comptage des minutes, système que tous les grands fabricants reprendront. Paul-David Nardin fils d'Ulysse fit beaucoup évoluer les chronographes et la précision des pièces en général en s'associant dans ses recherches avec Charles Edouard Guillaume qui inventa entre autre les balanciers bimétalliques et l'Elinvar, matériau amagnétique et presque insensible aux températures.
La boite de type anglais avec sa couronne en forme de boule n'est pas usée et sans accroc. Cela explique l'état de conservation parfait du cadran et des aiguilles entièrement d'origine. Quelle émotion d'avoir en main cette pièce comme si elle était neuve. C'est comme une forme de communion avec le passé. Les chiffres en périphérie du cadran sont une échelle tachymétrique. La montre avait donc vocation essentiellement à mesurer des distances parcourues soit pour les voitures de l'époque, soit pour des compétions sportives à vélo ou à pieds ou encore les courses de chevaux qui connaissaient un immense succès. Les chronos étaient alors soit utilisés de manière dite "volante" à la main, soit dans des boitiers avec déclencheur selon les sports concernés. Dans les voitures, une boite de protection en laiton, en cuir ou en bois servait à loger ces pièces sur les tableaux de bord. L'état parfait de conservation des pièces laisse augurer un usage protégé.
Le diamètre de 55 mm ouvre toutes les perspectives d'utilisation de ce que l'on peut appeler une très belle montre même si sa boite n'est pas en or.
Un trésor mystérieux La diversité d'activités susceptibles d'entrainer l'utilisation d'un chronographe est telle qu'il faudrait cibler chacune pour avoir la certitude d'être exact. En 1904 en Argentine, les motifs seraient nombreux pour justifier d'avoir ce type de pièce : 1904 est l'année de la fondation du vélo club argentin, celle où l'équipe de football est en première division, c'est aussi l'occasion de nombreuses compétitions hippiques, etc.
Le chronométreur est en 1904 présent partout. Il est une sorte de témoin techniquement assisté d'instruments qui vont apporter la preuve de l'exploit réalisé. Dans cette période, on se chronomètre ou l'on se fait chronométrer pour un oui ou pour un non. Tout est référencé, paramétré, calculé. L'exploit sportif permet grâce au temps d'être comparé. En matière industrielle, le cadencement du travail des ouvriers est assimilé à l'une des clés du succès. Le productivisme n'est pas encore un tabou et améliorer sa compétitivité passe pour les fabricants par une équation qui repose sur la mesure du temps. Le chronographe même s'il donne l'heure est une montre un peu à part, l'une de celles que l'on ne sort que pour une occasion précise qui justifie de son usage. Lorsque la pièce est de grand diamètre et de bonne épaisseur, la poche du gilet n'est pas sa place la plus appropriée. Il est donc probable que le chronographe s'utilise dans un coffret de travail ou y soit rangé entre deux utilisations manuelles.
Ce chronographe Ulysse Nardin gardera donc le secret de l'histoire de son usage premier, de ce qui motiva sa commande à la manufacture du Locle mais il a déjà dévoilé son parcours, ce qui n'est pas si mal.