Allons, une marque d'horlogerie ne parle ni de politique, ni de religion !

Voilà bien un tabou absolu dans le domaine de l'horlogerie. On ne parle ni politique, ni religion. C'est comme ça et pourtant on n'en pense pas moins voire même certaines maisons furent militantes jusqu'à ... la mort.


En 1900, il existe à Cluses dans la vallée de l'Arve, 3 manufactures d'horlogerie dont l'une "Crettiez" emploie plus de 60 salariés. Mais attention, chez Crettiez, le patron ne veut voir qu'une seule tête et décide de tout. Il n'est pas question d'avoir dans les rangs des protestataires ou pire des syndicalistes. Les conditions de travail rustiques et une discipline à toutes épreuves sont les caractéristiques de la maison. Dans la journée, les personnels ont interdiction de se parler car il n'est pas question de perdre du temps ! Alors, les gens chuchotent et les rancœurs montent contre le patron. La population ouvrière finit par détester la classe patronale.  

     
Au printemps de l'année 1904, ce sont les élections municipales. S'y affrontent une liste socialiste, composée en partie de salariés de Crettiez, une liste conservatrice sur laquelle est inscrit un des quatre fils Crettiez. La bataille électorale est difficile, parsemée d'insultes et d'invectives. La liste conservatrice l'emporte, humiliant la liste socialiste. Le père Crettiez comme on l'appelle là-bas, entend se venger de ces "insoumis" qui ont osé proférer des insultes et critiquer la famille Crettiez. Prétextant un manque de travail alors que par ailleurs la production augmente, il licencie sept ouvriers, comme par hasard tous syndiqués ! Cela fait monter la tension entre le patron et les ouvriers qui entendent faire réintégrer leurs camarades. De protestations en grèves et de grèves en manifestations, la tension ne cesse au mois de juillet 1904, de monter entre le patron et ses ouvriers.

Crettiez accuse les ouvriers d'avoir saccagé les ateliers mais il n'apporte aucune preuve de ces accusations.  C'en est trop et les ouvriers décident une grève générale en réaction à ces accusations qu'ils disent injustifiées. Une compagnie du 30ème régiment d’infanterie annécien vient en renfort maintenir l'ordre de ce qui est ressenti par les autorités comme une insurrection. Le 18 juillet, les ouvriers sont réunis devant l'usine pour manifester et scandent des slogans d'insultes en levant le poing et en jetant des pierres vers le patron de Crettiez et ses fils. Les ouvriers essuient des coups de feu de la part de la famille Crettiez qui défend l'usine et profère en retour des insultes humiliantes pour les ouvriers. Les coups de feux provoquent un mouvement de foule et des scènes de panique. Il y aura ce jour là 3 morts et plus de 40 blessés au sein des manifestants. Un drame vient de se produire. Le père et les 4 fils Crettiez sont arrêtés mais la foule ne se satisfait pas de cela et se venge en pillant et incendiant l'usine et le logement des Crettiez.

L'affaire passe du stade d'évènement local à celui de drame national. Elle passionne Aristide Briand qui veut défendre les ouvriers. Briand est avocat et député socialiste et il va plaider autant dans la presse que devant la cour d'assises d'Annecy en faveur des ouvriers lors du procès de l’affaire "Crettiez" en novembre 1904. Briand est un socialiste militant, très proche du syndicalisme révolutionnaire qui à ce titre défend l’idée de la grève générale. Il obtient la condamnation des 4 fils Crettiez pour meurtre et ceux-ci sont condamnés de huit mois à trois ans de prison. Les ouvriers poursuivis pour incendie et pillages sont tous acquittés grâce aux plaidoiries de Briand, qui démontre la préméditation pour les tirs meurtriers des Crettiez.

Aristide Briand évoluera ensuite dans son approche du bien social et se modèrera sous l’étiquette des radicaux. Il deviendra lors hostile au droit de grève des fonctionnaires, n'hésitant pas en 1910 à qualifier la grève d’entreprise criminelle de violence, de désordre et de sabotage à l'occasion lors d’une grève dans les chemins de fer de l’Ouest qui viennent alors d'être nationalisés... Les opinions politiques les plus tranchées sont faites pour être émoussées.

Et la religion dans tout ça ?  La religion a beaucoup porté les fondateurs de grandes maisons horlogères au 19ème siècle en Suisse et il n'était pas rare de voir un "Patron" se mettre à genoux le matin avec quelques collaborateurs pour engager une prière. Cet élan religieux trouve racine jusqu'au début des années 1960 en Suisse et en cherchant bien on retrouve même des maisons qui firent dans les magazines la promotion de la Bible au milieu des montres ! Superstition ou pratique religieuse intense, la question est en suspend. Certains patrons répandaient dans les années 1960 et 1970 du sel devant les ateliers pour chasser les mauvais esprits !  Mieux encore, ils étaient si superstitieux, ce fut le cas de Fred Lippman (LIP) que sur les portes, on pouvait clouer notamment des couronnes de fleurs destinées à conjurer le mauvais sort.

Voilà bien de quoi calmer les envies de politique et de religion dans l'univers horloger surtout avec notre monde géopolitique. Qui a soutenu l'Allemagne nazie, qui a soutenu Saddam Hussein, qui a vendu des montres à des dictateurs n'a pas envie de s'afficher près de Poutine ou Trump et si quelques-uns l'osent, il n'est pas certain  que cela ne soit pas contre-productif à un moment ou à un autre.  La neutralité politique et religieuse suisse est encore la meilleure des politiques commerciales....

Passionnante cette histoire de Crettiez ! Et entre 8 mois et 3 ans de prison pour meurtre, c'est assez dingue...
En attendant, c'est bien la religion qui a permis à l'horlogerie de prospérer en Suisse, ce qui explique peut-être les pratiques très religieuses et parfois superstitieuses dont tu parles.

Oui passionnant .

Quelle époque! Les patrons qui tirent à vu sur les grévistes !!! Et l’État , enfin l'armée qui s'en mèle...Dure de croire que nos arrières grands parents ait connus cela.
Vive le Front populaire !!

Je me rappelle que tu nous avais déjà fait un excellent petit article sur la famille et la manufacture Crettiez.
J'avais lu quelque part qu'une autre manufacture concurente était carrément soupçonnée d'avoir poussé un peu les ouvriers à la rebellion et à la grève, mais je suppose qu'il ne s'agissait que de rumeurs ?
J'ai toutefois une de leurs montres de gousset et sa précision est tout simplement diabolique.

Le XIXème siècle fut en Europe, bouillonnant, entre la chute de régimes et la constitution d'empires politiques et capitalistiques, et corrélativement, l'aspiration de populations à se soustraire du ces nouveaux jougs souvent nourries d'idéologies pas très saines. Le première moitié du XXème fut le théâtre de tentions ultra-violentes, expressions de ces frustrations.

En France, dans les années vingt, la presse d'opinion usait d'invectives et de mensonges pour servir ses idéologies, les députés en venaient aux mains et dans les rues, on assistait à des combats entre les rouges et les bleus ; ces mouvements furent une sorte d'initiation de bien des jeunes, à la conscience et à l'action politique.

Je me rappelle avoir été sidéré par la violence de textes lus dans des livres scolaires d'histoire de cette époque, notamment à l'encontre des protestants.

On connait la suite (et non la conséquence), par exemple, la guerre d'Espagne, la France partagée en 1940, ou l’embarrassante neutralité de la Suisse et de la Suède...

Cet épisode Crettiez prend place dans ce mélange explosif.

...

Nous sommes aujourd’hui encore, profondément marqués par ces courants et événement qui démarrent à la fin du XVIIIème sicèle.

La morosité du contexte actuel dans notre vieille Europe conduit malheureusement à identifier, sans gratter beaucoup la fine pellicule de vernis qui les dissimule, des velléités claires de revenir vers une société plus proche de la féodalité que du siècle des lumières chez certains acteurs, y compris en France.
Le retour aux « vraies valeurs » ne serait qu’une oligarchie, discriminatoire et inégalitaire, pour apporter un semblant de protection à ceux que l’évolution du monde et de la société tétanisent.

Dans un tel scénario, le parternalisme et l’autoritarisme retrouveraient toute leur place dans certaines entreprises. « Un peuple qui oublie son histoire est condamné à la revivre »

MaitreRobinton a écrit:

Dans un tel scénario, le paternalisme et l’autoritarisme retrouveraient toute leur place dans certaines entreprises. « Un peuple qui oublie son histoire est condamné à la revivre »

Concernant le paternalisme,..., bon, il y peut y avoir plusieurs lectures.

Celle, s'inscrivant dans le marxisme, qui identifie le paternalisme comme un outil indéfectible de l'autorité, et la définie comme un moyen "d'acheter" ses populations ouvrières : je te loge, je t'envoie en vacances, je te soigne, et je te donne accès à des commerces bien achalandés, alors tu ferme ta gueule et tu fais ce que je te dis de faire à l'usine.

Et puis une autre lecture, dont le point de vue est sans doute multiple, qui ne nie pas l'histoire sociale d'un pays et qui est probablement plus "centriste". Elle compare le paternalisme d'entreprise à l'action sociale publique ; et souvent le paternalisme palliait l'absence d'aide sociale et contribuait ainsi au confort de vie des ouvriers. L'action sociale était certes privatisée et exclusive, et non pas publique et accessible à tous. Cette lecture ne nie pas le levier social ainsi à disposition du chef d'entreprise.

C'est à la fin de la seconde guerre mondiale, que l'action sociale publique a été érigée en politique nationale, par la création entre autre, des CAF et CPAM par exemple.


AMHA

Jicé a écrit:

Concernant le paternalisme,..., bon, il y peut y avoir plusieurs lectures.

Celle, s'inscrivant dans le marxisme, qui identifie le paternalisme comme un outil indéfectible de l'autorité, et la définie comme un moyen "d'acheter" ses populations ouvrières : je te loge, je t'envoie en vacances, je te soigne, et je te donne accès à des commerces bien achalandés, alors tu ferme ta gueule et tu fais ce que je te dis de faire à l'usine.

Et puis une autre lecture, dont le point de vue est sans doute multiple, qui ne nie pas l'histoire sociale d'un pays et qui est probablement plus "centriste". Elle compare le paternalisme d'entreprise à l'action sociale publique ; et souvent le paternalisme palliait l'absence d'aide sociale et contribuait ainsi au confort de vie des ouvriers. L'action sociale était certes privatisée et exclusive, et non pas publique et accessible à tous. Cette lecture ne nie pas le levier social ainsi à disposition du chef d'entreprise.

C'est à la fin de la seconde guerre mondiale, que l'action sociale publique a été érigée en politique nationale, par la création entre autre, des CAF et CPAM par exemple.


AMHA

Certes. Pour en arriver au concept de responsabilité sociétale des entreprises qui s’inscrit progressivement dans la loi.

Arnaud.A a écrit:

Passionnante cette histoire de Crettiez ! Et entre 8 mois et 3 ans de prison pour meurtre, c'est assez dingue...
En attendant, c'est bien la religion qui a permis à l'horlogerie de prospérer en Suisse, ce qui explique peut-être les pratiques très religieuses et parfois superstitieuses dont tu parles.

Dans l'histoire de Crettiez que j'avais lu, les frères n'avaient tué personne en réalité. Leurs tirs n'avaient touchés personne et c'est un mouvement de panique au sein de la foule hostile qui a fait des morts...

Je ne vois pas de politique là-dedans de toute façon... un patron méchant, des syndicalistes violents ca existe partout et tout le temps et cela n'a pas grand chose a voir avec la politique: on peut etre patron et con, on peut etre syndicaliste et con...

Notre classe politique et nos syndicalistes actuels en sont un exemple criant: ils sont tous plus nuls les uns que les autres, de la présidence aux députés, et pourtant de bords politiques très différents!!

Pour la religion, les exemples me paraissent plus être de la superstition... Je me suis d'ailleurs souvent demandé quelles étaient les religions des fondateurs des grandes maisons eu égard à la mixité suisse Catholique/protestant.
Si quelqu'un a des idées sur Favre jacot, willsdorf, etc...

En l'occurrence, le lien avec la politique se fait avec les élections qui ont été l'étincelle qui a enflammé la poudre

Intéressant, merci. Qu'est devenue la marque après?

Tu devrais écrire un bouquin d’histoires et anecdotes horlogères.

Ce stade est depasse Zen, c est le Capital qui, desormais, soumet la Politique et la Religion.Apres c est facile de critiquer negativement sans discernement une autre epoque mais comme on dit autres temps autres moeurs et meme autres equilibres.De nos jours ce n est pas la panacee non plus...