La coïncidence est rare mais il faut croire quelle peut se produire. En quelques jours, j'ai été interrogé quatre fois sur ce qui unissait Georges Favre-Jacot, fondateur de la manufacture Zenith, et Alphons
Mucha. Mes interlocuteurs allemand, australien, autrichien et japonais n'ont manifestement aucun lien entre eux mais partagent un intérêt fort pour l'Art nouveau et son histoire. La convergence des demandes provient sans doute d'un site qui a parlé de ce sujet et renvoyé vers Zenithistoric mais la demande est réelle car souvent renouvelée soit ici par des étudiants, là par des enseignants, des journalistes et l'organisateur d'une exposition.
Le sujet est historique et peu connu. Surtout la collection complète des 4 saisons de montres Zenith fabriquées d'après
Mucha en 1900 est une rareté et nul ne sait ce qu'est devenue la version en or émaillée présentée à Paris en pièce unique pour chaque saison lors de l'exposition universelle de 1900.
Revenons donc sur ce qui déclencha la création de ces 4 saisons de
Mucha dans une collection rare de montres Zenith.
Georges Favre-Jacot (Zenith), Alphons Mucha et Huguenin : Un trio magique !
Alfons Mucha vers 1897 1896 : une année charnière
En 1896,
Mucha crée une série de 4 lithographies dédiées aux saisons. Il a dessiné deux ans plus tôt une affiche pour un spectacle où figure Sarah Bernhardt dans le rôle de Gismonda. Sa carrière d'artiste spécialisé dans l'Art Nouveau est lancée. Il participe à Reims à une exposition sur le cirque et y rencontre les directeurs de plusieurs maisons de Champagne qui feront appel à lui pour dessiner leurs affiches publicitaires. L'art Nouveau a le vent en poupe.
Georges Favre-Jacot dépose le 12 mars 1897 à 11 h la marque Zenith. Le conseil d'administration de la manufacture constate un trop gros volume stocké d'anciens calibres de 19 lignes alors que Georges Favre-Jacot voudrait équiper toutes les montres du nouveau mouvement dont le coût de fabrication a été abaissé par rapport aux anciens modèles. Les marchés russes et turcs sont à la peine car les montres Zenith sont devenues trop chères face à une concurrence qui ne cesse de réduire le prix de ses montres. Favre-Jacot est passionné par l'art et l'architecture. Il est en quête d'idées pour déstocker ses mouvements et créer pour l'Exposition Universelle qui approche des modèles originaux qui feront sensation. Le patriarche comme on l'appelle au Locle est en effet un excellent commerçant et un visionnaire. Il sait que faire parler de sa maison par la presse pour ses créations est bien moins couteux que d'acheter des pages de publicité et lui ramène autant de clients.
Georges Favre-Jacot sollicite la maison Huguenin, frappeur de médailles et fabricants de boites de montres, pour des créations originales voire exclusivement dédiées à Zenith. Il évoque son intérêt pour des collections plutôt que des modèles isolés comme la manufacture en a déjà produites sur les thèmes classiques de la chasse, des animaux, des métiers voire des pays à la fin du 19ème siècle. Huguenin toujours à l'affut d'idées novatrices évoque avec Georges Favre-Jacot l'intérêt qu'il y aurait à créer une collection de 4 pièces originales avec pour thématique les 4 saisons de
Mucha dont tout le monde parle y compris dans les magazines suisses qui ne tarissent pas d'éloges à l'égard d'Alphons
Mucha.
Huguenin a pour habitude de signer des contrats avec des artistes et de vendre ensuite les boites réalisées d'après les œuvres de ces artistes à plusieurs maisons dont Zenith, Longines ou quelques autres manufactures suisses. Huguenin noue alors le contact avec
Mucha qui se montre intéressé mais ne souhaite pas retrouver ses œuvres n'importe où et refuse l'éparpillement. Georges Favre-Jacot intervient alors personnellement sans doute en utilisant des intermédiaires artistes eux-mêmes pour approcher
Mucha et réussit à convaincre l'artiste que d'une part, il ne sera représenté que sur des montres de qualité et que d'autre part, le nombre de pièces sera limité. L'accord est alors passé sur 100 montres. Ce chiffre de 100 a longtemps suscité des questions. Etait-ce 4 fois 25 pièces ou 100 montres par saison ? Diverses recherches et recoupement laissent imaginer 100 montres par saison pour la première édition. La publicité de l'époque mentionne une autorisation unique pour ces montres artistiques. On sait toutefois qu'il y a eu 3 séries de pièces avec 3 boites différentes. Il est peu probable comme l'ont avancé certains auteurs sans pouvoir étayer leurs dires, qu'il y ait eu 100 pièces par variante de la montre (niellée, émaillée, type de gravure en taille douce, etc.).
Plusieurs séries de montres en 1900, 1902 et 1910 Les deux premières séries avec des boites très classiques datent de 1900 et 1902. La dernière date de l'année 1910 et est animée par un calibre Zenith 18 lignes. Toutes les boites ne furent pas en argent. On retrouve à l'Exposition universelle la présentation d'une version en or émaillée de chaque saison et des versions niellées et colorées émaillées. Le métal support est soit en argent à 800 millièmes, soit en argent à plus bas titre non poinçonné, soit en "métal blanc particulier" puisque l'alliage contient de l'argent. Il semble que la recherche d'une "dureté" spéciale du métal ait pu guider ce choix. On sait que les montres ont pu s'acheter en série de 4 pièces et à l'unité. D'aucun constatent la rareté de certaines saisons par rapport à d'autres. Il faut là pondérer cette interprétation car chaque collectionneur a sa propre version de la pièce la plus rare en fonction de ce que le hasard a placé dans ses mains. Malgré tout, il semble que l'hiver moins commandé ne fut pas produit dans la totalité des quantités préannoncées.
Très rare exemplaire en émaillé rouge et jaune de la première série Le rapport avec
Mucha fut sans doute empreint d'exigences réciproques. Il semble que le principe d'une affiche spécialement dédiée à Zenith ait fait partie des discussions mais elle ne vit jamais le jour alors que
Mucha signa avec de nombreuses maisons pour des biscuits, vélos ou champagne notamment. On ignore les causes réelles de ce qui limita l'accord avec Zenith. Des exigences financières trop élevées, des contraintes calendaires inaccessibles, un défaut d'inspiration ou simplement un désaccord sur un dessin ou une esquisse produite. On peut supputer à peu près toutes sortes de motifs. Ce qui est certains est que
Mucha se protégeait très bien et défendit ses intérêts avec la conscience de quelqu'un qui était lucide sur la précarité du succès en matière artistique.
Des pièces historiques Georges Favre-Jacot plaça dans ces montres une partie de ses stocks de mouvements antérieurs au Zenith. La subtilité fut de faire appliquer le nom de Zenith sur le cadran. L'engouement autour de ces pièces fut à l'image de l'enthousiasme suscité par l'Exposition Universelle de 1900. Un article dithyrambique publié au cours de l'exposition de Paris témoigne de l'intérêt suscité par ces montres. On peut d'ailleurs les qualifier d'historiques car l'association de l'art et de l'horlogerie ne s'était jamais fait à ce niveau de fusion et Zenith fut la seule maison à avoir décroché cet accord de la part de
Mucha. Certains concurrents avaient du renoncer à cause de l'exclusivité signée avec Zenith. Les clients commandaient la montre de leur saison de naissance ou de mariage. Les commandes affluèrent de manière inégale selon les saisons rendant impossible de toutes les honorer en raison des quantités limitées contractualisées avec l'artiste. Zenith négocia donc une seconde édition avec les mêmes mouvements puis une troisième cette fois avec le nouveau mouvement.
La diffusion de ces montres fut confidentielle. Il n'existe qu'une seule publicité diffusée en 1900 pour "communiquer sur ces montres". Si Georges Favre-Jacot fut particulièrement satisfait de cette collection, ses démêlés avec son conseil d'administration l'ont probablement absorbé dans d'autres préoccupations. Il existe donc peu d'articles sur ces pièces lors de leur diffusion. Les pièces de la première série furent vendues sur le site de l'Exposition Universelle de Paris de sorte qu'elles furent emportées dans le monde entier sans aucune possibilité de les tracer. La plupart sont toutefois restées en Europe et on en retrouve essentiellement en France, Allemagne et dans les Pays-Bas. La seconde série connut des livraisons en Allemagne et en Suisse ainsi que dans le Benelux et la France. La dernière série connut une diffusion en France, en Italie et en Allemagne. Cette statistique n'a toutefois rien de scientifique mais est fondée sur un relevé des pièces vendues ces 30 dernières années.
Rare exemplaire de la troisième série
Il est très difficile de reconstituer la collection car ces montres portent nécessairement quelque chose de plus que les autres pièces. Elles symbolisent en effet des moments de la vie de ceux qui les ont possédées. Dès lors leur valeur affective se conjugue avec la logique de pièce de collection. Zenith n'a pas dans son histoire jusqu'à présent repris l'idée d'une référence à l'Art Nouveau au travers d'Alphons
Mucha. C'est pourtant la seule maison qui en la matière détient une légitimité historique. D'autres maisons comme Jaeger LeCoultre ont exploité avec succès l'idée de séries fondées sur les saisons de
Mucha.
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