Je voudrais m'adresser tout particulièrement à Georgina. Une image furtivement servie par mes soins sur le net, un passage rapide de sa petite fille et une prise de contact par mail. J'ai d'abord crû que je n'allais pas répondre car le mail était un peu directif mais je me trompais. Il y eut un second mail fort gentil qui expliquait qu'il y avait 4 mains pour le saisir. Alors, il y a eu un échange téléphonique et puis une rencontre avec Georgina et sa petite fille Laurence. C'est elle qui a rendu tout cela possible et l'histoire de Georgina que j'ai "réécrite" est celle d'une femme pleine de tendresse et d'humilité. J'ai crû la garder pour un article "papier" ou un ouvrage auquel je travaille et puis ça ne rentre dans aucun format. Aujourd'hui, on fait des choses dans un format ou on ne fait pas. Voici donc cette histoire hors format en exclusivité sur FAM. J'embrasse Georgina et Laurence et leur envoie les bonnes ondes, enfin les meilleures qui restent en moi. C'est donc Georgina qui raconte, qui se raconte ...
A la fin, elle a réussi à me mettre les larmes aux yeux. mais vous allez comprendre pourquoi.
A Laurence, je voudrais souhaiter tout le courage du monde. La lumière est toujours au bout des tunnels. Il faut simplement avancer dans le noir sans s'arrêter et suivre les rails en regardant droit devant. Les filets de lumière annoncent le retour du jour et qui sait, une main peut saisir la vôtre pour vous aider à avancer (c'est un peu énigmatique mais ça lui parle à elle et ces deux lignes sont pour elle seule).
"L'histoire de mon arrière grand-père est singulière et alors que j'ai aujourd'hui 74 ans, je me souviens de beaucoup de choses. Maman n'avait pas 20 ans quand je suis née à Buenos Aires en 1943. Mon père était apprenti chez mon grand-père qui avait une boutique où il vendait tout ce qu'il trouvait à vendre. Mon arrière grand-père n'avait pas voulu s'encombrer de son fils et exerçait le métier d'horloger près de Buenos Aires. Maman m'y emmenait souvent car mon arrière grand-père ne parlait plus à personne sauf à sa petite fille et à moi. La raison est sans doute la conséquence d'un accident survenu dans son atelier. Maman était petite et mon arrière grand-père la gardait. Elle avait 3 ou 4 ans et elle a voulu escalader une étagère qui s'est renversée sur elle, lui coupant le souffle. Mon arrière grand-père dégagea l'étagère mais maman ne respirait plus. Un client se jeta sur elle et lui fit un massage cardiaque et la réanima. Ce fut une sorte de miracle familial. Mon arrière grand-père avait eu la peur de sa vie et considéra sa petite fille comme miraculée, un don de Dieu. Il devint pratiquant... lui qui ne croyait en rien, se mit à aller à l'église et considéra maman comme sa petite miraculée.
Comme dans la famille, tout le monde s'est mis à se moquer de lui, il a décidé de ne plus parler à personne sauf à elle puis à moi quand je suis née. Tout ce que faisait maman était considéré comme formidable par lui. Mon arrière grand-père fut le seul à approuver le mariage de maman avec un Français. Maman allait le voir trois fois par semaine et je me souviens de son atelier. Rien n'était rangé vraiment mais il retrouvait tout ! Il y avait des meubles à petits tiroirs et il avait là-dedans des verres, des ressorts, des roues, que sais-je encore, avec les marques inscrites sur les tiroirs. Il y avait au fond de l'atelier une pendule de parquet, il disait que c'était l'heure absolue. Il prétendait que c'était impossible de la déplacer, alors il avait réglé un chronographe pour qu'il soit aussi précis que cette pendule. C'était un gros chronographe en argent, une savonnette qui a un couvercle qui protège le verre. C'était un Ulysse Nardin, une chrono identique au vôtre. C'est la raison pour laquelle Laurence vous a contacté car je lui avait dit de m'en trouver un. J'aurais bien aimé en avoir un comme le sien, enfin comme le vôtre mais j'ai bien compris que vous ne vous en sépareriez pas.
Mon arrière grand-père refusait de rendre une montre à ses clients si elle n'avait pas été testée une semaine ! Je revois une planche pleine de clous sur un mur et les montres pendues en cours de test avec un numéro inscrit en dessous. Il y avait aussi une sorte de vitrine où il les testait à plat. Il avait une devise qu'il répétait sans arrêt " Réglée au plat, pendu, la montre peut-être rendue". Ca me faisait rire. Il comparait le fonctionnement de chaque montre avec ce chrono. Cette pièce était magique, il lui vouait un culte total. Il la disait plus précise encore que sa pendule de parquet. Je me souviens qu'un jour il expliqua devant moi à un représentant que cette montre était magique, qu'il n'avait jamais rencontré ça de sa vie d'horloger. Il ne cessait de l'admirer et la rangeait dans une boite en bois qui comportait une vitre à travers de laquelle on voyait le cadran. La boite était déjà un peu délabrée mais nous allons en reparler.
En 1957, j'avais 14 ans. Maman ne s'entendait pas avec ses parents. Ils lui reprochaient d'avoir pris parti pour mon arrière grand-père qui s'était disputé avec eux. Mon arrière grand-mère était du genre qui râle tout le temps. Elle n'était jamais de bonne humeur et mon arrière grand-père était las de ses plaintes constantes. Papa qui travaillait pour mes grands-parents comme Directeur de la boutique fut mis à l'index parce que cette dispute avait des effets multiples. Il commença à faire des affaires avec un importateur. Un jour, il proposa à maman de repartir en France, à Bordeaux où il ferait de l'import export avec ce monsieur qui serait son associé en Argentine. Maman hurla de joie à l'idée de vivre en France et de s'éloigner. Un mois plus tard, nous étions à Bordeaux et six mois plus tard, nous allions accueillir mon arrière grand-père qui avait tout plaqué en Argentine. Il avait tout liquidé, son atelier, sa maison et avait laissé mon arrière grand-mère à ses mauvaises humeurs.
Il n'avait rien avec lui, pas un bagage ! Un peu d'argent, sa montre et c'est tout. Il y avait derrière lui une jeune femme qui se tenait debout. Elle avait l'âge de maman et elle venait de Buenos Aires. Mon arrière grand-père expliqua à maman qu'il l'avait rencontrée quelques années plus tôt mais craignait qu'elle ne fut mal vue à cause de sa relation avec un homme qui avait presque 40 ans de plus qu'elle. C'était impensable en Argentine ! En France, quand on était étranger, rien n'étonnait personne. Maman et cette jeune femme "Anita" devinrent amies. C'était parfois un peu étrange mais mon arrière grand-père était fou d'elle. Il avait assez d'argent pour qu'ils s'installent à Bordeaux et mon arrière grand-père reconstitua un petit atelier d'horloger. Il travaillait pour d'autres commerçants. Il avait ce chronographe Ulysse Nardin sur son établi mais Bordeaux n'était pas Buenos Aires et un jour, son atelier fut cambriolé. Les montres des clients furent volées et son chrono disparut. Il dut rembourser les montres mais il abandonna l'horlogerie. Sans son chrono, c'était fini disait-il. Il ne fut jamais retrouvé et cela l'attrista beaucoup. Mon père chercha à lui racheter le même modèle mais ne put s'en procurer qu'une version en acier. De toutes les manières, rien n'aurait été aussi beau à ses yeux que son propre chronographe.
Nous avions tous en mémoire ce modèle mais pas une photo ! Mon arrière grand-père est mort 15 ans plus tard. Sa compagne est repartie en Argentine et je l'ai perdue de vue. Je pense souvent à lui. Il avait un humour noir terrible et une tendresse énorme. Je regarde souvent sur internet tout ce qui pourrait ressembler à ce chrono mais rien n'est jamais vraiment pareil mis à part une montre en or passée dans une vente publique il y a 15 ans et cette pièce que vous avez montrée posée à coté d'une énorme clé. Ma Laurence l'a gardée dans la mémoire de sa machine. Ce qui m'a fait réagir est que mon arrière grand-père posait la clé de son atelier à côté de ce chrono. Une grosse clé comme la vôtre quoiqu'un peu plus petite quand même. Il y a une autre différence, son cadran ne mentionnait pas Genève mais seulement Le Locle. Le vôtre enfin n'a aucune usure et ça, je crois que c'est la plus grande différence. Je sais qu'il vous aurait forcément contacté s'il avait été de ce monde pour vous l'acheter mais vous ne lui auriez pas vendu car d'après ce que je lis, vous avez pour ces montres une passion dévorante.
Voilà, j'en ai terminé. Laurence m'a poussée à vous raconter tout ça car elle vous a lu et a dit que vous le raconteriez très bien. C'est un peu un hommage à mon arrière grand-père. Il a eu deux vies mais un seul chronographe qui faisait le lien entre les deux. Maman est partie il y a 15 ans, elle a précédé mon père de quelques mois. On ne parlait jamais de mon grand-père sans parler de son chronographe. Mes enfants et petits-enfants en ont entendu parler des centaines de fois mais ne l'ont vu qu'au travers de votre photographie. Ca ne fait donc pas longtemps. Je vous remercie de m'avoir écoutée et j'espère que cela ne vous a pas ennuyé. Je lirai ce que vous écrirez sur moi ! Et puis j'ai un cadeau pour vous ... Voici la boite en bois du chronographe de mon grand-père, je vous la donne pour votre montre comme ça, la boucle n'est pas fermée. Merci beaucoup !"
La porte du petit appartement s'est refermée. L'escalier en colimaçon qui mène au quatrième craque de partout, la rampe semble à peine fixée. Le portail en bois de l'immeuble est une passoire pour le vent, la rue est déserte car il fait un froid incroyable pour un mois d'avril. Ma voiture mal garée sur l'angle de la rue a une carte de visite coincée sous l'essuie-glace sur le pare-brise. Merci de ne pas vous stationner là, je ne peux plus manœuvrer pour sortir de mon garage. Je n'avais même pas vu le garage. Le tableau de bord de ma voiture annonce 4 degrés. J'aurais dit 0... J'allume la radio. C'est une chanson de Calogero qui passe, une chanson triste à pleurer. Je sors la boite de ma grande poche de manteau et la pose sur le siège avant. Je m'apprête à démarrer et puis, il y a un truc qui m'interpelle ... Un truc qui a dû lui aussi vous interpeler. Comment avec une savonnette, pouvait-on voir le cadran de la montre lorsqu'elle était rangée dans le coffret. En fait, je pense à cela car je comptais bien mettre mon chrono dedans mais ça ne tiendra pas... ou alors pas ouvert.
Vous allez me trouver drôlement suspicieux mais je retourne voir Laurence et Georgina. Je sonne à l'interphone, la porte s'ouvre et je remonte les 4 étages. Laurence ouvre la porte et je pose ma question à Georgina... Elle rit aux éclats ... ma question serait stupide ?
Vous êtes très attentif ! Je vais vous expliquer. La charnière du couvercle était cassée, enfin cassée ou démontée, je ne sais pas car il la faisait tenir facilement en position fermée mais en fait le couvercle se désolidarisait du reste une fois ouvert mais il y avait bien un couvercle qui protégeait le verre. Il mettait cette montre dans cette boite sans le couvercle pour voir l'heure et avec le couvercle le soir. Je l'ai vu glisser comme une aiguille dans la charnière pour le faire tenir mais il la retirait. Il avait collé dans ce couvercle une petite photo. A une époque c'était celle de maman puis la mienne et enfin celle d'Anita. Je vais être franche, je pense qu'il y a eu d'autres photos car mon arrière grand-père aimait les femmes.
Me vient alors une autre question. Si la montre était en permanence rangée dans la boite pourquoi le voleur n'a pas pris la boite ?
Georgina éclate de rire à nouveau. Il faudrait le lui demander ! La boite est encombrante et vu ce qu'il a pris, il a du minimiser l'espace. Je ne pense pas que voler des écrins aurait eu un intérêt...
Ma question était donc stupide... Je regagne ma voiture. Une dame m'attend sur le trottoir. " Vous savez j'aurais pu appeler la police ! Je suis coincée dans mon garage ! " Je m'excuse auprès d'elle. J'en fais des tonnes et du coup elle me met la main sur le bras et me dis qu'elle aurait regretté de les avoir appelés. Je démarre et roule. Il y a cette fois à la radio une chanson de Balavoine "Tous les cris les SOS ... " Il y a des chansons plus gaies et des moments plus drôles... Je réfléchis déjà à la manière de raconter tout ça ...
J'ai placé mon chrono dans cette boite. Vous allez sourire mais il ne tient pas ... Il est trop gros. Un autre tient par contre avec une boite suisse et non une boite anglaise. Il y a 4 à 5 millimètres d'écart. J'ai aussi cette version et ne l'ai jamais montrée. C'est peut-être ce qui m'étonne le plus. Je l'ai dit à Laurence et Georgina et leur ai montré les différences notamment la forme de la couronne. C'est à ce moment là que j'ai perdu tout le monde
...
Sans rancune ! Georgina !!!