Bonjour
Je me présente, je suis dans le métier du paraître et de la précision horaire. Je suis né en 1912, il y a 107 ans. J'étais fait pour donner l'heure quand les gens n'avaient ni radio, ni télévision mais juste des pendules à la maison qui n'étaient pas très précises. Vous allez me dire qu'il y avait aussi les horloges des églises et des mairies mais moi, j'étais un prétexte pour venir régler sa montre chez le bijoutier et regarder les montres et réveils qui se fabriquaient chez moi, au Locle en Suisse.
J'ai bien connu Georges Favre Jacot, vous savez le fondateur de Zenith. Il venait nous regarder dans les ateliers et même que parfois, nous n'étions pas encore habillés.
Des autres mouvements nés le même jour que moi, je n'ai pas eu beaucoup de nouvelles. J'en ai croisé un ou deux dans la vitrine du bijoutier où j'étais installé à Bruxelles.
Moi, je suis parti en Belgique et mes deux jumeaux sont partis en France, pour l'un, et vers Genève pour l'autre. On étaient alignés sur une étagère et la destination nous tombait dessus un peu par hasard. Un rang devant et je partais à Quimper ! Oui à Quimper en Bretagne. Un des mes frères parti la veille, s'est retrouvé à Laon dans l'Aisne. On vient de se retrouver 107 ans après. Il a plus changé que moi. Son bois a vieilli et s'est foncé avec le temps. Il a gardé sa clé de naissance alors que moi, on m'en a offert une autre. Je me souviens du moment où ça s'est passé. J'étais dans ma vitrine depuis 3 ans et mon propriétaire m'a sorti en urgence. On m'a installé dans une caisse avec des journaux pour me caler et puis je me suis retrouvé enfermé dans un coffre avec des filles de chez Omega et des gens de chez LIP. Il y avait aussi deux pin-up de chez Jaeger Lecoultre mais attention, inabordables ces filles.
Pendant 4 ans, nous n'avons pas vu la lumière et puis un matin, le patron est revenu nous chercher. C'était un gars qui parlait fort. Après 4 ans, je me suis dit que je ne retrouverais pas ma place en avant dans la vitrine mais au contraire, on m'a placé plus en avant avec des réveils qui venaient de chez moi et un barographe. J'ai toujours eu de bonnes relations avec les barographes mais lui, ça n'a pas bien marché dès le départ. Figurez-vous que les gens le regardaient autant que moi. Il parait que ça leur servait à régler leurs baromètres. Mais ce ne fut pas le seule mauvaise surprise après mon retour. Les gens s'étaient mis à écouter la TSF. Un son inaudible qui donnait l'heure ! Une concurrence déloyale. On m'a fait reculer de 25 centimètres et descendre d'un étage ! J'ai été la première victime de la transmission sans fil.
J'avais tout de même mon petit succès. Il y avait un monde dans les vitrines de l'époque ! Il ne restait plus un centimètre carré de libre. C'était pire qu'une plage de la Cote d'Azur au mois d'août. C'est devenu terrible pour les montres de gousset. Elles devaient laisser leur place aux montres-bracelet. J'ai vu partir des bonnes amies, reléguées à l'arrière plan jusqu'à ne plus être dans la grande vitrine. Trop vieilles, atteintes par la limite d'âge, elles ont fini par ne même plus avoir leur photo dans le catalogue. Un jour de septembre 1928, le patron a appelé sa femme. Il lui a demandé si on ne devrait pas me placer derrière, dans la boutique et me "dégager" de la vitrine. Oui, dégager, c'était son expression. Vous savez ce qu'elle lui a répondu ? "Laisse ce truc là où il est, ça ne mange pas de pain." Moi, un Chronomètre, on m'a traité de truc. Ce qu'elle a dit ensuite m'a fait faire des cauchemars pendant des années. "Tant qu'il est précis, on peut le laisser et s'il se met à retarder, on le jettera ou on le donnera". Oui, c'est comme ça ! Après 20 ans de service et ça sans une seule révision, elle voulait me jeter. autant dire que j'avais intérêt à surveiller l'heure.
J'étais à la seconde comme c'est écrit sur mon couvercle. En 1936, il restait quelques réveils à côté de moi et plus une montre de poche. Tout était parti en laissant la place à des montres-bracelet. Le représentant de la maison d'où je venais m'a trahi. Il a proposé de me remplacer par un modèle plus jeune et a conseillé de me retirer de la vitrine pour mettre une affichette à la place ! On m'a humilié pour mettre de la réclame ! C'est à cause de Lip qui mettait de la réclame partout. Le patron avait refusé de me remplacer par un Lip, il l'avait mis dans l'arrière boutique. Heureusement que le patron m'avait à la bonne. On m' a installé derrière la caisse. Je suis devenu référence en chef de l'heure des montres neuves et tenez-vous bien, y compris pour des montres venant d'autres maisons. Ah, l'heure Zenith, ça en jetait !
En 1939, on m'a à nouveau enfermé dans un coffre. On était serré comme des sardines. J'étais collé à une jeune création de chez Omega. Elle était montre de bureau à heure sautante. Elle avait eu des secondes mortes. Nous avons été libérés en 1945. On ne m'a pas réinstallé dans la boutique, je suis passé dans l'arrière boutique qui servait d'atelier à l'horloger. Ce type fumait cigarette sur cigarette. J'ai craqué et je me suis arrêté. J'ai crû que j'allais mourir. Il m'a attrapé, retourné et a glissé son tournevis dans mon fond. Je manquais totalement de ressort. Quelques jours plus tard, j'étais à nouveau opérationnel. J'étais très seul. Il n'y a plus que ses yeux qui se posaient sur moi. Je voyais de moins en moins le patron et la patronne. Ils ont cessé leur activité deux ans plus tard.
Il y a eu un nouveau patron. Un type jeune qui avait une femme enceinte jusqu'aux yeux. Il a interdit à l'horloger de fumer dans la boutique et dans l'atelier. L'horloger est parti à son tour. Le nouveau patron m'a embarqué dans son bureau, là où il faisait la gestion de son magasin et je suis devenu sa muse. Je ne sais pas trop ce qui s'est passé pendant ce temps-là dans la boutique mais en 1952, ça tapait de partout et lorsque j'ai été redescendu dans le magasin, je n'ai rien reconnu. La vitrine était plus grande et elle était faite d'une grande vitre sans rideau, oui oui, ils avaient jeté le rideau brodé des anciens patrons. Là, je n'ai cessé d'aller de la grande vitrine à une étagère derrière le comptoir à l'intérieur.
En 1966, les choses se sont gâtées. Je suis tombé, oui, tombé. La femme de ménage ma collé un coup de plumeau et m'a fait glisser. J'ai cru mourir … Le patron m'a regardé par terre et a dit à sa femme "Cette fois, il est foutu". J'ai revu toute ma carrière en quelques secondes et puis mon cœur s'est arrêté. Il y a eu cette lumière blanche. Une lumière intense et j'ai vu un œil énorme au travers d'une loupe, ça fait drôle une loupe quand on est de l'autre coté. Celui qui portait la loupe sur l'œil a dit "P't être qu'il n'est pas si mort que ça…" Il m'a mis un coup de tournevis dans le ventre et il m'a réanimé. Ensuite, il m'a porté jusque dans son appartement au dessus du magasin. Je n'étais jamais allé à cet endroit. On m'a installé dans une vitrine à côté de montres en or. Je me suis considérablement ennuyé. La solitude et un sentiment d'inutilité m'ont envahi. J'étais là comme un témoin qui assistait à tout mais ne participait à rien.
Il y avait une fille qui travaillait dans le magasin qui montait tous les après-midi quand la patronne était partie. Il ne s'embêtait pas le patron. Ca a duré 10 ans et puis la patronne est partie. Il y avait des scènes de disputes. La fille est devenue la nouvelle patronne. Elle a changé tout le mobilier sauf ma vitrine, ouf ! Le patron a vendu la boutique à son tour. C'était à la fin des années 1980. Il m'a gardé, il s'était surement attaché. Le problème est qu'il est mort et c'est son fils qui m'a récupéré. Ne me demandez pas de décrire sa maison, je n'ai rien vu. J'ai passé 25 ans dans un carton avec une timbale, oui une timbale en argent à la gloire du bicentenaire de la révolution française.
Après, je ne sais plus rien. On m' a réveillé il y a quelques jours. Si j'ai bien compris, Mitterrand est mort, les Anglais quittent l'Union européenne et Baselworld serait sur la sellette. Après avoir quitté mon carton, on m'a remis dans un autre et j'ai voyagé. Je viens d'arriver en France. A peine déballé, le nouveau propriétaire m'a regardé sous toutes les coutures et remonté. Je donne l'heure à nouveau mais je dois faire attention car mon nouveau patron a dit au téléphone à un gars de Nice que si je ne marchais pas impeccablement, il se servirait de moi pour réparer d'autres pièces.
Aujourd'hui, il m'a photographié avec des vieux amis qui logent chez lui. J'ai retrouvé des anciens, nés comme moi au Locle en 1912. Le temps a passé, ils ont vieilli. Certains mêmes se sont oxydés. Moi, je me tiens à l'heure, je ne veux pas avoir d'histoire. Après-tout, je ne sais pas combien de temps je vais rester là.