Je vous avais promis une belle histoire sur cette Jaeger LeCoultre, alors la voici… C'est Jacqueline qui la raconte mais Jacqueline craint les micros, et les Podcasts sont dans un autre monde que le sien. Je la comprends et je la remercie de m'avoir confié son histoire. J'ai juste remis ses mots en forme mais ce sont ses mots.
"Papa et maman se sont rencontrés en 1953. Ils avaient 20 ans et aimaient la vie par dessus tout. Ce fut pour eux le coup de foudre immédiat et 2 ans plus tard, ils se mariaient sans approbation des parents de maman mais il y avait urgence car maman était enceinte de mon grand frère. Il est né en décembre 1953. Papa était professeur de musique mais avait une passion absolue pour la peinture et maman était professeur de dessin mais passionnée de musique. Ils adoraient l'histoire et les voyages. En 1954, maman est tombée à nouveau enceinte de moi, cette fois. Je suis née le 27 février 1955. Je suis née dans une famille heureuse où l'on riait de tout et tout le temps. Mes premiers souvenirs sont ceux de papa déguisé pour nous faire rire et de maman s'esclaffant. Ils étaient beaux mes parents, ils étaient magnifiques et étaient de superbes parents. Nous étions incroyablement heureux.
En 1964, j'avais dix ans. papa s'est mis à avoir des troubles visuels. Il a vu des ophtalmos mais même avec des lunettes, il peinait à voir et à quelques jours de ses 32 ans, il a perdu la vue presque totalement. Il distinguait le jour et la nuit et si on lui projetait dans les yeux une couleur dominante, il arrivait à la désigner, vert, rouge, jaune etc … On a été plongés dans une profonde tristesse mais papa voulait qu'on continue à aimer la vie alors il a proposé à maman de partir avec mon frère et moi pour ne pas subir son handicap. Vous voyez, je pleure en vous évoquant ça. Il nous aimait tant ! Maman a refusé évidemment et je crois qu'elle n'a jamais lâché prise. Elle était devenu les yeux de papa et nous restions heureux même si le fait que papa ne nous voit plus était très dur.
Il nous regardait avec ses mains, nous prenait le visage et le caressait doucement pour imaginer comment nous grandissions. Toute sa perception du monde extérieur passait par ses mains. Il a continué à enseigner la musique… Il prenait sur lui mais je l'ai surpris un jour en train de pleurer. Il se croyait seul. Il ne portait plus de montre et maman lui a proposé une montre à sonnerie mais non, il ne voulait pas de ça. Il a voulu une montre de gousset, oui, une montre normale mais de gousset pour ne pas l'avoir au poignet mais pouvoir demander l'heure à quelqu'un à partir de sa montre.
Maman lui a offert cette Jaeger LeCoultre. On ne trouvait pas facilement de belles montres de poche mais elle a trouvé celle-ci je ne sais où, elle avait parlé d'une bonne occasion. Mon père l'avait dans la poche au bout d'une chaine. En 1976, Giscard avait été élu président de la République depuis 1974 et papa s'est mis à avoir des éclairs de lumière dans les yeux, il a commencé à voir des formes se déplacer. Il semblait distinguer les grandes formes. En quelques mois, il a commencé à retrouver quelques dixièmes. Personne chez les ophtalmo n'avait d'explication et puis à Noël, il revoyait presque avec des grosses lunettes. Il pouvait regarder la télé et la première chose qu'il a regardée, ce sont les vœux de Giscard à la télé. On était tous là autour de lui et on s'est tous mis à pleurer. Il nous voyait, il nous revoyait, il nous avait retrouvés mais on avait 12 ans de plus. Sa petite fille était devenue une femme et son garçon était un homme. Maman était toujours aussi belle mais avec 12 ans de plus.
On avait perdu 12 ans d'échanges visuels, de clins d'œil, de regards furtifs, complices, 12 ans d'insouciance et même si on avait été heureux, les yeux de papa nous avaient manqués et on ne nous rendrait pas ces années perdues. Maman pleurait de joie d'avoir retrouvé le regard de son mari et même si papa devait porter des lunettes, il pouvait lire et se déplacer, conduire et bouger librement. Notre enfance a été brisée par ce pépin mais papa était vivant au moins.
En recouvrant la vue papa s'est débarrassé de tout ce qui l'avait accompagné pendant cette absence de lumière. La montre qu'il avait gardée 12 ans est partie au fond d'un tiroir et elle fut la seule pièce qui a survécu à cette époque. Je la déteste et mon frère aussi. Les médecins n'ont pas su donner d'explication satisfaisante de ce qui était arrivé à Papa. Un ophtalmo au début des années 2000 a expliqué ça par une altération temporaire due à une tumeur bénigne que l'organisme aurait fini par éliminer tout seul. Papa est mort en 2017 et maman l'a suivie 6 mois plus tard. On ne saura jamais ce qui est vraiment arrivé à papa. Il n'a jamais voulu reparler ce tout ça. Il disait qu'il fallait ne voir que le meilleur de la vie. Maman a avoué qu'elle a craint que papa ne soit atteint d'une tumeur au cerveau qui lui soit fatale. Alors qu'elle n'était pas croyante, elle nous a avoué avoir prié, et pire, être allée voir un guérisseur à distance, un type qui avait le feu ou quelque chose comme ça. Elle s'était raccrochée à tout ça et en avait honte ensuite.
Cette parenthèse leur a couté 12 ans de bonheur mais nous étions malgré tout heureux ou presque. Voilà, vous savez tout. Je ne souhaite plus voir cette montre et donc je la vends. Je ne veux pas que mes enfants l'aient car elle est liée à ces 12 ans et ne peut s'en délier qu'en changeant de chemin et de propriétaire. Comme vous allez raconter cette histoire? dites bien que, finalement, si ces 12 ans furent désespérants, ils démontrent qu'il ne faut jamais lâcher prise et que le tunnel a forcément un début et une fin. Je pense à mon père chaque matin quand mes yeux s'ouvrent et que je vois ce qui m'entoure et ceux qui sont là … C'est si bon de voir."