Quand l'horlogerie suisse aborda la marine américaine
Une quête du temps L'échouage de navires marchands et militaires sur les côtes a conduit les Etats à créer au 18ème siècle, c'est à dire quand le commerce et l'art militaire marin se sont développés, une émulation autour de moyens mécaniques de conservation à bord des navires d'une heure de référence fiable, qui seule permettrait de faire un calcul précis des longitudes, et donc, de croiser les informations avec la latitude connue à partie de la position des étoiles. Partant du principe que longitude + latitude permettent un positionnement précis, les navigateurs pouvaient éviter les récifs et choisir un lieu précis pour faire accoster les bateaux en toute sécurité, loin de roches dangereuses.
Tous les horlogers du 18ème siècle se sont penchés sur la création d'un chronomètre de marine, le plus durablement précis possible. Ferdinand Berthoud en fit même son cheval de bataille mais c'est l'anglais John Harrison qui inventa le chronomètre le plus précis et surtout eut la géniale idée de le miniaturiser jusqu'à en faire un outil facile à transporter.
Du H1de 1730au H4 en 1759Du H1 au H4, le progrès est immense mais le 19ème siècle va pousser les manufactures d'horlogerie qui se créent à rechercher d'autres miniaturisations et des méthodes de fabrication en série qui vont réduire les coûts de fabrication. Les fabricants se mettent à l'ouvrage pour donner à l'heure une mobilité d'accès équivalente à celle d'une montre classique dans tous les pays où se fabrique de l'horlogerie. La création de montres de bord de petite taille (57 à 63 mm quand même) va mettre du temps pour aboutir et obtenir des chronomètres assez fiables et précis pour être emportés à bord des navires et se substituer aux chronomètres de marine placés sur cardans dans des coffrets en bois plus ou moins encombrants mais dans tous les cas peu mobiles à bord.
La chose est complexe car les montres de bord doivent être stables quelle que soit leur position, le degré d'hygrométrie, la pression barométrique et la température. Les tests opérés dans les observatoires calfeutrés installés en Suisse, en Angleterre, en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis malgré leur degré élevé de difficulté introduit dans les épreuves infligées aux instruments montrent leur limites face à un air humide dans une température élevée avec un haut degré de salinité combiné dans un navire de guerre avec un champ magnétique aléatoire. Pour être clair, rien n'équivaut à un test grandeur nature à bord d'un navire sous les tropiques.
Une recherche qui crée une émulation Pour cette raison, les exigences militaires se précisent. Longines, Ulysse Nardin, Zenith, Paul Ditisheim, Lecoultre et quelques autres travaillent sur des chronomètres pas nécessairement destinés aux navires de guerre car la complexité du besoin semble difficile à dépasser. Des maisons parisiennes se lancent dans un travail sur des ébauches suisses, dont Lecoultre, pour créer des montres de très haut niveau de précision. Le travail est intéressant et la Navy américaine teste des pièces de chez "Lefebvre à Paris" qui sert des montres faites avec des ébauches LeCoultre. Le résultat est intéressant mais pas assez car la montre est d'un diamètre trop petit (52 mm) et la précision ne traverse pas toutes les épreuves. On est alors en 1899.
Dans le même temps, en France, en Haute-Savoie, un fabricant d'ébauches travaille dans le même temps sur des mouvements de chronomètres de très haute précision et pour y parvenir, il fait usage de toutes les astuces qui favorisent la précision : grand balancier, grand diamètre de calibre, réserve de marche contenue à 48 heures voire moins, arrêt croix de Malte pour n'exploiter le ressort que dans sa phase de déroulement la plus favorable, polissage des pivots, empierrage généreux avec des rubis naturels… Le résultat est bluffant et les mouvements sont imperturbablement précis.
Paul David Nardin qui pilote la maison "Ulysse Nardin" fondée par son père a connaissance de ce travail fait de l'autre coté de la frontière et il se procure quelques ébauches et les fait régler dans ses ateliers. Les montres sont dotées d'un affichage de réserve de marche à midi pour optimiser le moment du remontage sans jamais descendre en dessous de 50% de la puissance du ressort. Il faut donc remonter la montre après 24 heures de fonctionnement pour garder au ressort une tension optimum. La précision descend sous la seconde chaque jour.
Les besoins déterminants de l'US Navy L'US Navy qui a testé les mouvements Lecoultre prospecte en Suisse pour trouver des montres de bord qui pourraient sur ses navires militaires de moyen tonnage se substituer aux chronomètres de marine qui pèchent par manque de mobilité. Les montres doivent pouvoir aller sur le pont et conserver l'heure de référence à bord avec fiabilité. En 1902, Ulysse Nardin envoie quelques pièces à l'US Navy. Les officiers américains sont stupéfaits des résultats. Les montres sont plus précises que les chronomètres de marine Négus qui équipent les navires. Les tests sont renouvelés sur d'autres montres en 1903.
Les firmes américaines ont vent de cette supériorité d'un fabricant suisse, ce qu'elle regardent comme un affront alors que depuis plus de 50 ans horlogeries suisse et américaine se sont déclarées la guerre à distance et prétendent chacune être de meilleure qualité que l'autre. Les manufactures américaines se plaignent de ne pas être favorisées par le département de la Défense. Les syndicats s'en mêlent et le président Roosevelt est contraint en 1904 de lancer un appel d'offres et de créer dans les concours de l'Observatoire Naval de Washington (observatoire militaire) une discipline spéciale avec des tests adaptés pour les "Torpedo Boat watches" susceptibles d'être achetées pour l'US Navy par le gouvernement américain.
L'appel d'offres est publié dans le New-York Times. En 1905, L'observatoire reçoit 11 montres à tester, 11 pièces qui passent les épreuves de présélection. Elles sont toutes suisses et les 10 premières sont signées Ulysse Nardin. La manufacture suisse devient ainsi le premier fournisseur officiel de l'US Navy mais ce n'est pas une rente de situation car chaque année les montres livrées à l'US Navy seront soumises aux mêmes tests sans aucune garantie de préserver cette exclusivité. Ulysse Nardin réussira ce challenge pendant près de 10 ans avant de partager cette gloire avec d'autres maisons dont Longines et plus tard Paul Ditisheim. On estime à environ 120/150 pièces les pièces Ulysse Nardin ainsi livrées.
Longines livrera par la suite des pièces équivalentes et des montres de plus grand diamètre encore dites "Master Navigation Watch" avec des réserves de marche de 8 jours cette fois pour se substituer sur les navires de gros tonnage aux chronomètres de marine classiques. Ces livraisons en très petits volumes, davantage faites à titre expérimental, auront lieu au début des années 1920. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les manufactures américaines et en particulier Hamilton vont se substituer aux maisons suisses dans la livraison de chronomètres mais l'horlogerie suisse sera malgré tout très présente auprès de la Navy notamment en 1939 et 1940 et quelques années avant grâce à Zenith qui livre en masse des chronomètres de marine 8 jours en s'associant avec la société Vail de Chicago.
Par la suite, les Suisses livreront encore plus ponctuellement quelques montres à l'US Navy mais sans commune mesure avec ce qui fut livré pendant près d'un demi siècle.
Ainsi, l'US Navy, réputée être une armée de paix, a bénéficié de l'heure mesurée par les Suisses pour la navigation de ses navires du guerre. L'heure précise à bord avait de nombreuses incidences sur la vie des marins. Elle sécurisait la navigation en facilitant le calcul des longitudes et ceci même en cas de panne totale du matériel radio qui pouvait être coupé notamment pour se rendre indétectable auprès de l'ennemi, mais aussi pour synchroniser les actions menées par les navires. Les montres précises suisses ont non seulement servi à dessiner les cartes marines mais aussi à se repérer sur celles-ci.
Droits réservés - Forumamontres - Mars 2020 - Joël Duval