Il était une fois deux pauvres malheureux, Lucien et Martin, qui étaient sujets à la bile noire, autrement dit la mélancolie. Sans parvenir à en trouver l’origine, ce mal insidieux leur donnait le sentiment d'une grande vacuité existentielle. Les jours passaient sans qu'ils puissent, l'un comme l'autre, éprouver le gout du sel de leur existence.
Un jour, Lucien se retrouva dans le cabinet d'un psychiatre. "Monsieur Lucien, lui dit le carabin, votre état est sans mystère: vous me faites juste une très légère paranoïa à tendance schizoïde. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas bien grave, beaucoup de gens sont comme vous. La majorité des gens, en fait. Pour tout vous dire, je me méfie des individus équilibrés et sains d'esprit: je ne peux pas compter sur eux pour pouvoir changer ma Mercedes, qui a déjà près de 30000 km. Bref, du fait de la rareté des places disponibles en HP, je vous conseillerais plutôt de commencer une collection horlogère. Vous verrez, c'est un délassement de tous les instants. J'ai d'ailleurs un ami qui réussit plutôt bien dans le commerce des montres, et que je pourrais vous présenter. Vous le connaissez peut-être? Il s'appelle Richard Mi...". Lucien se réveilla en sursaut, en sueur, et le souffle court. Dieu merci, ce n'était qu'un cauchemar. Il eut du mal à trouver le sommeil, mais se rendormi néanmoins. Le matin venu, il avait oublié son mauvais rêve. Il était en train de prendre son petit déjeuner en lisant "Pif Gadget" comme tous les matins, quand il tomba sur l'article consacré au gadget de la semaine d'après: une montre à tourbillon fonctionnant au jus de betterave. Il eut une révélation: il deviendrait collectionneur de montres.
Martin, lui, trouva sa vocation horlogère dans des circonstances différentes. Petit, c'était un charmant bambin plein de santé, qui n'arrêtait pas de faire montre (tiens, tiens!!!) d'une activité débordante. Il cassait ses jouets, tirait les moustaches de sa petite soeur, et les nattes de son chat. Un jour, après avoir donné libre cours à son sens artistique, avec sa boite de feutres, sur une miniature sur soie du 18ème siecle, il alla dans le bureau, et se mis à fouiller dans les tiroirs du secrétaire. Au bout de quelques minutes, il découvrit la montre de son père: une Rolex. Tout heureux, il entreprit de lui faire subir le sort de tous les objets qui lui tombaient entre les mains. Il la piétina, la frappa avec un marteau, essaya de l'ouvrir avec un couteau. Rien n'y fit: la montre restait intacte. C'était vraiment un objet très solide. En tout cas, plus qu'un chat. Epuisé, haletant, il tomba en extase devant cette chose qui lui tenait tête, la bouche ouverte. Au bout d'un quart d'heure, ne l'entendant plus, sa mère s'inquieta, et le trouva étonnament calme. Et attendrie, elle sortit son mouchoir pour essuyer le filet de salive qui lui coulait sur le menton. Trente ans après, en rangant le grenier, il retrouva la Rolex. Il en conçut une grande nostalgie, et avisant une grosse masse qui trainait par là, il acheva la pauvre tocante, non sans avoir dû s'y reprendre à plusieurs fois. Il avait eu le dernier mot, non mais! Bizarrement, un déclic se produisit en lui, et il décida ce jour là d'aimer les montres.
Lucien, au même moment, était tout entier à sa nouvelle passion. Méthodique, il décida de se documenter avant de passer à l'acte. Il entrepris d'apprendre par coeur l'ensemble des catalogues d'après guerre de Rolex et de Breitling, pour commencer. Tant et si bien qu'il fut bientôt capable de réciter par coeur les références des différents modèles de ces deux marque, chronologiquement, antichronologiquement, et en alternant les cadrans blancs et noirs. Il en conçut une légitime fierté.
Martin était un homme qui préférait la pratique à la théorie. Il écuma l'ensemble des bijouteries à 30 km à la ronde, en essayant systématiquement tout le stock. Un jour, visitant un gros détaillant, il resta dans la boutique 10 heures d'affilé. L'horloger se suicida peu après. En peu de temps, il fut connu comme le loup blanc. Il put se constituer une très belle collection, à des prix défiant tout concurrence. Un soir d'automne, entrant sans le vouloir chez un concessionnaire Rolex pour s'abriter de la pluie, il vit venir à lui un petit homme tremblant et tout pâle, qui lui proposa, avant qu'il aie pu dire un mot, une montre qu'il venait de recevoir, avec une réduction de 85% sur le prix catalogue. C'etait une Daytona qu'un client attendait depuis plus de 2 ans. Martin, qui n'était pas né de la dernière pluie, exigea un crédit gratuit sur 10 mois, et une petite Explorer qui trainait dans la vitrine, en cadeau.
Martin et Lucien eurent presqu'en même temps envie de partager leur passion avec d'autres. Ils s'inscrirent sur de nombreux forums, mais malheureusement, ils n'y restaient pas très longtemps. Ils se faisaient virer pour trollisme caractérisé en moins de 15 jours. Et oui, comme de nombreux débutants, ils posaient des questions naives et voulaient partager leur passion sur un pied d'égalité avec les membres historiques de ces fora (où ils n'étaient pas au parfum).
Un beau jour, ils trouvèrent leur paradis. Un nouveau forum qui venait de se creer, avec une ambiance bonne enfant et conviviale. Ils furent accueillis à bras ouverts, et leur culture horlogère, qui était grande, leur conquit un public de fidèles. Ces derniers appréciaient leur ton un peu rugueux (comme une finition de BRM), et riaient de bon coeur à leurs fines plaisanteries sur les balais-brosses. Ce forum était si chaleureux qu'il était même fréquenté par quelque magiciens du pays merveilleux d'Horlogery. Un de ceux-la était même célèbre pour ses jolies montres qu'il fabriquait en petite série, mais surtout pour avoir combattu, armé de sa seule bravoure, d'horribles trolls suisses (des vrais ceux-là) de la tristement célèbre tribu des Kadraniers, et obtenu une serie de vingt dans des délais des plus raisonnables.
Pour en revenir à Martin et Lucien, ils faisant maintenant partie de cette grande famille, et avec générosité, laissaient tranquille les nouveaux membres, à condition qu'ils aient de grandes oreilles et qu'ils ne fassent pas ch...oir le niveau d'excellence du forum. Un jour, pourtant, ils eurent une telle réputation de sévérité dans l'application du Saint Dogme, que la Fée Tina (oui, je sais, c'est un peu facile, mais ce n'est pas de sa faute) crut bon d'intervenir. La Fée Tina, outre le fait d'être une Fée très calée en sauvetage de JLC au bord du suicide, était une gentille sirène qui faisait chavirer le coeur de tous les membres (et non, pas l'inverse!!! Il faudrait peut-être penser à terminer votre puberté, les enfants). Bref, la Fée envoya un MP à Martin et Lucien. A Martin, elle proposa: "Si tu es gentil avec les nouveaux, je te donne ma Lange". A Lucien, elle dit: "Si tu n'est pas trop désagréable avec les nouveaux, je te donne une Rolex qui n'existe pas. Oui, Lucien, c'est une Sub avec un mouvement made in taille one, si rare qu'elle n'existe pas". Et elle conclut ses MP par une phrase pleine de menace: "Mais plus de posts insultants, sinon...".
Les deux compères décidèrent de se tenir tranquilles.
Un jour, Martin lança un fil intitulé "J'aime pô les mouvements à 18000 alternances, on dirait des diesels". Et il faut avouer que les arguments qu'il y développait était si lumineux, qu'après la lecture du post, même le dernier des accros à l'Unitas avait envie de mettre un El Primero dans sa Radiomir, voire même un quartz. Et la, ca n'a pas loupé: un boutonneux millésimé 2007, avec pas même 500 posts au compteur, lui répondit: "Pourtant ça fait un zoli tic-tac". Sans réfléchir, le pauvre Martin lui envoya un "Espèce de cornichon. Si tu n'es pas d'accord, tire-toi!!!". Bien sûr, dans un reflexe bien compréhensible après toutes ces années, Lucien transmit un MP au Boss: "Boss, vire-le ce pignouf!!! Dis, Boss? Hein, Boss?".
Les deux amis réalisèrent soudain ce qu'ils avaient fait.
La dernière trace de leur présence sur le forum fut un échange en MP:
"Dis, Lulu, tu crois qu'elle va s'en apercevoir, la Fée?"
"De toute façon, Cornichon, c'est pas une insulte, c'est un légu..."
Nombreux sont ceux à qui ils manquent. Que sont-ils devenus? Certains ont affirmé les avoir aperçus en train de vendre sous le manteau de fausses Patek à quartz dans le quartier interlope de la vieille ville. Mais peut-on croire des pères de famille qui fréquentent de tels quartiers?