Billet : Les montres, reflets de notre société en sablier

Les montres et la société en sablier

Rien n’est plus beau que de lire les communiqués de la Fédération Horlogère Suisse. Admettez qu’il n’y a pas de meilleur aphrodisiaque que de lire une planche de statistiques mensuelles sur l’état des exportations des montres helvétiques. Alors que le taux de fécondité de la Suisse a atteint son point le plus bas depuis 15 ans avec un taux de 1,46, la lecture assidue de statistiques devrait être recommandée pour rebooster une libido en Bern(e).

Si cette dernière est morose, les exportations de montres sont en hausse d’après le communiqué annuel pour 2022 et le communiqué mensuel pour janvier 2023. « Croissance solide, niveau record et perspectives favorables » : les communiqués annoncent des hausses à deux chiffres et c’est tant mieux pour le secteur et tous ses acteurs, les personnels des marques mais aussi tout le tissu industriel et notamment les fournisseurs qui sont les premiers fusibles en cas de crise. Sincèrement, réjouissons-nous de l’apparente bonne santé des exportations horlogères suisses.

Cependant, au-delà des croissances à deux chiffres, quand on s’attarde dans la lecture des statistiques, quelques petits chiffres éparpillés dans les détails des communiqués devraient susciter davantage d’inquiétude.  


L’acier n’est plus de l’or

Outre une innovation dans le design, Gérald Genta avait réussi le pari - marketing - de faire vendre des montres en acier au prix de l’or ce qui était une petite révolution à son époque quand il avait conçu la Royal Oak et la Nautilus. Si les modèles en or ont toujours existé depuis, les modèles en acier ont connu un développement que vous avez pu connaître. Ce n’est certes pas les augmentations tarifaires annuelles qui vous prouveront le contraire, le gramme d’acier semble atteindre des sommets chez certaines marques.

Pourtant, à la lecture des communiqués, vous pouvez constater une fausse note. Les montres en acier sont en baisse pour 2022 avec une décroissance de 7,8% alors que globalement les exportations ont progressé de 11,4%. Le communiqué mensuel de janvier 2023 ne contredit pas cette évolution structurelle : si la hausse des exportations restent fortement positives (+8,6%), l’acier est en net retrait avec seulement 4,6% de croissance à mettre en comparaison avec la hausse à deux chiffres des montres en métaux précieux qui tire la croissance avec 13,1%. Plus intéressant encore, la hausse des montres produites dans d’autres matières (comprenez : le plastique) est de 100,4% en janvier 2023 ! Et ces chiffres devraient nous inciter à la réflexion.


La société en sablier

Un coup de grisou sur les exportations des montres en acier ne devrait pas nous inquiéter en temps normal. Les communiqués et les articles de journaux évoquent le « contexte international défavorable » (sic) généralement. Nous retrouvons là le leitmotiv éternel pour chercher une explication superficielle – les facteurs exogènes en économie – à des phénomènes plus complexes qu’il n’y paraît. Il y a un autre chiffre qui va dans ce sens : « Les montres à quartz ont tiré le nombre de pièces vers le haut, grâce à une augmentation de 385'000 unités (+4,1% par rapport à 2021). A l’opposé, les garde-temps mécaniques ont diminué de 335'000 pièces (-5,3%), tout en accroissant leur valeur de 11,5%. ».

Le « contexte international défavorable » n’explique pas ces évolutions. Nous avons un secteur qui progresse clairement à deux extrémités : sur le luxe et sur l’entrée de gamme. Par contre, si les montres mécaniques progressent en valeur, elles diminuent en quantité, évolution à mettre en rapport avec la décroissance ou du moins l’atonie des exportations de montres en acier.

Que les montres en or ou en plastique se portent bien et qu’à contrario que les montres en acier stagnent au mieux ou décroissent au pire ne devrait pas du tout inciter à la confiance. Nous retrouvons une évolution structurelle : autant les années de fortes croissances économiques qu’étaient les « Trente Glorieuses » françaises ou les Golden Sixties américaines se traduisaient par une « moyennisation » de la société – entendez par là : une forte progression des classes dites moyennes, facteur de stabilité mais aussi de développement économique et social indéniable – autant notre époque rime avec un « retour des extrêmes » des sociétés antérieures aux périodes faste du développement économique. Qui aujourd’hui se paie le luxe d’une montre en or neuve ? Qui achète aujourd’hui une montre en plastique ? La réponse à ses deux questions devrait être mise en relation avec le déclin plus ou moins marqué de la montre en acier mécanique et, par extension, de sa clientèle.

Nous voyons des marques de luxe abandonner même l’acier, certains y voient un outil marketing pour renforcer (encore) leur caractère exclusif. Pour moi, je vois surtout un intérêt de court terme – réaliser une marge encore supérieure avec des montres en métaux précieux – mais qui repose sur une évolution de long terme avec la baisse tendancielle des montres en acier et par extension de son public.

Les statistiques disent ce que les décideurs veulent bien y lire. Certains verront le doigt et la croissance, d’autres verront la Lune et les évolutions à venir.