Bonjour,
Bien longtemps que je n'ai pas posté ici.
Je le fais pour partager la petite histoire, plus si récente maintenant, d'un projet que je n'ai pas mené à terme
Pour contextualiser rapidement:
En 2015, peu de temps après avoir terminé mes études, je choisis de concrétiser une idée que j'ai déjà depuis un moment,
à savoir fabriquer des fermoirs de montres. Ca part du postulat suivant: ce sont des pièces souvent génériques, même chez les grandes
maison, qui ne sont la plupart du temps pas produite en Suisse ni même en Europe.
Des pièces considérées comme annexe par rapport à l'élément central de la montre qu'est le bracelet, et qui ne bénéficient
ni des innovations, ni du design auxquelles elles pourraient pouvoir prétendre pour habiller comme il se doit des produits à X milliers d'euros.
L'ambition c'est donc de fabriquer une gamme de fermoirs et d'ardillon au design léché, au sein de laquelle on pourra sélectionner
le matériaux désiré, la finition. J'aimerai y placer une dose d'innovation au niveau sécurité, avec des cinématiques de déploiment
à la fois spectaculaires et sécurisantes (des systèmes de verrous etc...)
Mes contraintes: produire en France ou en Suisse, au pire en UE. Proposer dans un premier temps 2 matériaux: titane et acier (viendrons ensuite
céramique, plexi, métaux précieux, composites...) et des finitions à la carte: poli/brossé, sablé/brossé, etc
En gros, il s'agit de mettre la boucle/fermoir au rang de pièce customisable à part entière, au même titre que les bracelets souples, ou que les
lignes Akra pour les motards si l'on veut pousser la comparaison dans un autre environnement.
Je suis bien conscient que le fait de modifier l'état initial d'une montre de valeur est en général un bon moyen de booster sa décote, mais
s'agissant d'une pure pièce d'habillage et compte tenu du fait qu'elle est délaissée par les fabricants horlogers du point de vu qualitatif,
j'ai bon espoir que cet aspect n'influe pas, au même titre qu'une Omega ne perd pas de valeur si l'on y greffe un bracelet ABP.
Je commence donc par faire la tournée des usineurs du cru sans vraiment de préparation, souvent à l'improviste ou en appelant la veille.
Deux road trip d'une semaine chacun en Savoie à visiter des ateliers très différents.
Usineurs, finisseurs, assembleurs...je tâtonne un peu naïvement sans trop savoir ce que je recherche, ma culture artisanale et industrielle
se limitant alors à des lectures du dimanche, dont FAM. Je suis souvent reçu avec beaucoup de bienveillance et de patience malgré mon évident amateurisme. Des belles rencontres, des lieux superbes, notamment cette ancienne grange reconvertie à l'intérieur en atelier chirurgical dans un hameau complètement perdu à flanc de colline au beau milieu des pâtures, où un homme me décrit chacune des machines de pointe qu'il utilise, me montre des pièces
de rouages destinées à Greubel Forsey ou autres fabricants d'excellence.
Bref, je me forge la conviction que mon projet est viable. Devant mon insistance, le chef d'atelier d'une PME d'une cinquantaine de salarié) qui bosse pas mal avec les lunetiers mais avec quelques horlogers également me brosse un devis à la louche sur la base deux deux visuels 3D largement inaboutis.
Je ne vois pas à l'époque que son affabilité m'empêche de m'envoyer bouler, il me sort un prix unitaire pour une série de 100 pièces dépassant
d'environ 50% le tarif que je me suis fixé. Ca reste peu me dis-je, il suffira de grignoter ça et là, ou de faire produire plus.
A cette époque, je n'ai pas un sous en poche. Je suis barman dans un PMU à Marseille.
Je monte donc un dossier pour soutenir une demande de financement à la région et au département, si j'obtient les fonds, j'ai l'accord de principe
d'une banque qui me suivra sur un petit crédit. On parle la de sommes dérisoires car mon apport perso est de 2000€.
J'obtiens les fonds de la part des trois parties, et je pars avec 27000€ pour financer le projet.
Je vous passe les méandres par lesquelles je suis passé pour en arriver au constat suivant, un dizaine de mois plus tard:
impossible de faire usiner de si petites pièces dans de si faibles quantités, à fortiori en France, avec ce budget.
Ne parlons pas de la finition manuelle qui doit s'ajouter derrière.
Second constat: il est carrément utopique d'imaginer fabriquer des boucles déployantes dans ces conditions de budget.
Je choisis donc de persévérer, mais je commencerai par une simple gamme d'ardillon. reste à trouver comment les produire.
Je sonde les chinois, mais l'envie n'y est pas et je fini par me rabattre sur l'unique alternative possible, la 3D.
L'impression 3D inox est encore très peu développée, mais une entreprise est en pointe à ce niveau dans le même secteur géographique.
C'est la première fois qu'ils bossent pour le secteur horloger.
Je m'attèle à la tâche.
Etant allergique et donc parfaitement incompétent dans tout ce qui touche de près où de loin au numérique, je fais mes ébauches sur papier.
Je déniche un jeune hyper compétent -lui- qui réalise à partir de ces dessins des fichiers 3D et des prototypes en résine (impression 3D également),
puis je lance la production car le capital a déjà bien fondu et c'est quitte ou double.
Je réceptionne les pièces, plutôt satisfait. L'ambition de départ s'est réduite comme peau de chagrin et le design des boucles
est assez consensuel, voir simple, mais je suis trop satisfait d'avoir surmonté des écueils qui m'avaient paru infranchissables et
ma lucidité s'en ressent.
J'envoie les boucles chez un finisseurs que je suis déjà allé voir trois fois. Un atelier à l'ancienne, au cœur des monts jurassiens, où
une quarantaine de petites mains s'affaire chaque jour dans la poussière de métal pour sortir des pièces polies/sablées/brossées pour
l'industrie du luxe (Hermès, Cartier, Rolex quand les capacités in house sont atteintes, etc). Comme dans les ateliers textiles, ils
sont chacun penchés sur leur polisseuse 8 ou 9h/j; rien qu'à les voir bosser 20mn, on comprends à quel point ce doit être usant pour les
articulations, les oreilles et les bronches. Bref. C'est l'un des tous derniers atelier de ce type en France me dit le boss (lui dit que c'est LE
dernier, mais j'ai la certitude qu'il galèje un peu, car j'en ai visité un autre
).
Bref, les pièces ressortent.
Première impression, c'est superbe. Deuxième impression, il s'est trompé sur certaines instructions: telle face est polie, telle autre brossée, ca devait être
l'inverse. Troisième impression: c'est invendable. L'impression 3D inox permet une densité (à l'époque en tous cas), d'environ 98%.
Au polissage, une uniformité parfaite est impossible, les aspérités ressortent.
Je fais quand même le site. Ma copine est photographe. Le packshot c'est pas son truc mais elle me fait quand même de très beaux visuels. Tout est prêt.
Seulement il y a un hic. Je peux pas vendre une ardillon à 100€ avec des défauts. Impossible.
Décision est prise. Le site ne sera pas mis en ligne, les pièces resteront dans la boîtes. Circulez y'a rien à voir, fin de l'histoire.
Voilà. Au delà de l'intérêt tout relatif de ce récit, qui je l'espère n'aura pas été inutilement trop long, il pourra peut-être servir à d'autres rêveurs dans la même situation que moi. J'ai pas vraiment de conseil à donner. Je suis allé au bout (enfin presque) et je ne regrette rien, sauf les dettes que j'ai mis un petit moment à rembourser
. J'ai beaucoup appris, c'était sympa. Un échec reste un échec, mais j'imagine que certains sont plus cuisant que d'autres
et je n'avait rien d'autre à perdre que de l'argent, et dans des proportions "raisonnables", ce qui est un moindre mal.
Quelques petites photos pour illustrer tout ça.
Premières esquisses:
Premiers calculs: