Il y avait dans la cuisine de mes grands-parents une lampe au plafond avec un contrepoids en céramique qui permettait de descendre la lumière jusqu'à quelques centimètres de la table. Les ampoules des années 60 ne donnaient que peu de lumière et cette astuce permettait d'adapter l'éclairage à l'activité comme la lecture par exemple.
Mon grand-père les dimanche de grisaille déposait sur la toile cirée de la table, une grosse boite à biscuits en tôle, un peu oxydée et en sortait des dizaines de montres plus ou moins en panne. Selon l'humeur, la fatigue, l'énervement ou la gravité de la panne, il faisait un miracle en les réparant ou les rendait irréversiblement irrécupérables.
Il passait des heures sans parler, sans me dire un mot effacant autour de lui les êtres et les objets, se vidant l'esprit de ce malheur qui avait hanté son enfance et l'avait fait échouer d'orphelinats en orphelinats. Il avait cette capacité de s'absenter au milieu des autres, d'ignorer ce qui ne l'intéressait plus chez les individus, de cultiver cette indifférence en retour du peu de cas qu'on avait fait de lui des années durant.
J'ignore ce à quoi il pensait, il était bien trop avare de paroles pour en laisser paraître quoi que ce fut mais je sais maintenant qu'il avait dans la tête de ne pas se poser de questions car il avait commencé dès l'enfance par avoir des réponses définitives après que ses parents l'aient laissé seul au monde vaincus par la maladie et le chagrin de l'absence de l'autre.
Mon grand-père n'avait qu'une seule montre dans la poche, portée par une chaine en acier. Une de ces montres en acier bruni qui brillait du frottement permanent du tissu. Il en controlait l'exactitude infaillible au bip horaire de la radio branchée toute la journée sur "Poste inter" ...
Sa montre, une Omega, avait un cadran étoilé des fissures de l'émail. Assurément usée par les années et une présence à tous les instant, cette montre était sans aucun doute ce qui symbolisait le mieux à ses yeux la fidélité, plus encore que ce chien tout fou qui se sauvait à chaque fois que le portail du jardin restait ouvert.
Un jour, je l'ai vu devenir pâle, lui qui gardait en toutes circonstances cette impassibilité de ceux qui ne craignent plus rien. Il avait posé sa montre dans la pièce à coté, l'avait laissée livrée au regard des autres et pire, ils auraient pu la manipuler. Inquisiteur, il la récupéra presque en colère contre lui-même de cet impardonnable abandon et s'enquit de savoir si quelqu'un y avait touché.
Devant sa crainte, tout le monde affirma que non, les adultes marquérent même un visage étonné à cette question... Pourtant, quelqu'un avait bien touché à cette montre. La voyant là posée au milieu de la table , je n'avais pas pu résister à la prendre en main malgré les recommandations des adultes de ne surtout pas y toucher et pire de la faire tomber. Malgré tout, chacun, complice m'avait laissé voler cet instant de possession d'un objet qui ne m'appartenait pas. Une montre que j'avais serrée dans ma main qui du haut de mes sept ans était bien trop petite pour pouvoir la dissimuler complètement des regards et la posséder entièrement.
Quelques secondes, dix ou quinze tout au plus, j'étais par cet objet entré dans l'intimité de mon grand-père et savais, oui je savais ce que cet objet lui donnait. Elle lui offrait bien plus que l'heure, elle était son seul objet personnel, une conquète dans un univers qui l'avait habitué à ne jamais rien avoir à lui ...
J'ignore tout du secret de cette montre. Comment il l'a eue et ce qu'elle est devenue... Je crois par contre, que chaque montre a une histoire, un bout de chemin commun avec le coeur des hommes qui les portent. Une montre c'est un peu de nous, forcément au moins un peu mais parfois beaucoup...
Chacune de mes montres a gardé son histoire et si ma collection contient beaucoup de montres des autres, c'est simplement pour mieux les connaître et partager un peu avec eux où qu'ils soient, de cette intimité qui fait la richesse de l'humain.
Il faut parfois des années pour oser s'avouer qu'on collectionne davantage les histoires des hommes que leurs montres, mais sont elles dissociables les unes des autres ?