Il y a pas loin de 10 ans, j'étais allé chez un horloger qui me réparait des chronographes de poche par passion et qui parfois à partir d'une épave pouvait reconstituer, grâce à un stock colossal de vieux chronos qu'il vampirisait, une pièce que l'on croyait à jamais perdue. Son atelier était un bric-à-brac, où au hasard d'un tiroir trainait une rattrapante dont il manquait 50% du mouvement ou une répétition des minutes sans barillet, ni gong.
Un vendredi matin d'un été qui tardait à venir, il avait devant lui un chrono de poche en acier dont le cadran était noirci, la boite couverte d'une sorte de plastique fondu et le verre fendu dans plusieurs sens avec du plastique collé sur un tiers de celui-ci.
"Je vais le récupérer, il sera comme neuf" me dit-il. je restais dubitatif sur l'issue de ce pauvre chronographe. "Son propriétaire doit venir d'ici 10 minutes et vous allez voir, s'il vous raconte ce qu'il m'a raconté, ça vaut le coup". Je décidais donc de rester et d'en profiter pour jeter un œil sur le contenu d'un tiroir comportant la lettre O comme Omega. J'ai la nostalgie de ce tiroir qui renfermait une bonne dizaine d'épaves de chrono Omega déjà bien vampirisés mais qui constituaient encore un trésor de pièces détachées. La lettre Z m'était "déjà" réservée...
Le propriétaire du chronographe abimé arriva. Le chrono était un chrono anonyme avec un mouvement Lémania assez courant mais son propriétaire le tenait de son grand-père qui avait été chronométreur de courses automobiles. L'horloger expliqua, qu'il allait brosser la boite, la noircir, et changer 95% du mouvement, le cadran contre un presque identique, les aiguilles, le verre etc...
Le propriétaire me raconta cette histoire.
Alors qu'il partait en voiture avec son chrono dans la poche de sa veste, il s'arrêta dans une station service pour faire le plein. Il remonta ensuite dans sa voiture et roula quelques kilomètres en remarquant que les automobilistes lui faisaient des appels de phares et des signes. Il sentit une forte odeur de plastique brulé avant de se rendre compte que le cendrier de sa voiture avait provoqué un départ de feu qui enfumait bizarrement la partie avant sous le capot et très peu l'habitacle. Il voulut donc s'arrêter mais constata qu'il n'avait plus de freins et pour cause il avait le feu à ses pieds et la pédale de frein était inaccessible et en partie fondue. Il précipita sa voiture sur le bas-côté, fit un tonneau puis deux dans sa voiture en feu et fut assommé. Incapable alors de se dégager, il était pendu par sa ceinture de sécurité qu'un témoin venu à son secours ne parvenait pas à détacher en passant par la vitre brisée. Le feu crépitait de partout quand un autre témoin arriva et coupa avec son opinel qui ne le quittait jamais la ceinture. Réveillé, il tomba tête la première dans l'habitacle se brisant une cervicale et fut dégagé tant bien que mal par les deux témoins qui lui sauvèrent la vie.
La voiture finit par s'embraser complétement et les pompiers vinrent éteindre l'incendie ne récupérant de la veste qu'un portefeuille à demi calciné et une montre réduite à l'état d'épave. "Je suis né deux fois ! Une fois le jour où ma mère m'a mis au monde et le jour où ces deux héros m'ont sauvé. Ce chrono de mon grand-père sera sauvé lui aussi et naitra une seconde fois."
L'homme avait les larmes aux yeux en racontant son histoire. "J'ai crû mourir brulé vif et je me disais "pourvu que ça aille vite et que je ne souffre pas. Ce qui est terrible vous savez, c'est le moment où vous renoncez à vivre parce que vous comprenez qu'il n'y a pas d'issue" Le premier type qui est venu m'a dit qu'il n'arrivait pas à me sortir, il a pris le risque de passer la moitié de son corps dans un véhicule qui cramait. Il était désespéré. Le second n'avait qu'un petit avantage ! Un couteau à 7 ou 8 euros ! Je dois à ces deux gars une reconnaissance éternelle, je les considère comme mes fils. Ce chrono est ce que mon grand-père m'a laissé, les souvenirs qui y sont attachés et le remettre en état, c'est remonter le temps, c'est porteur d'espoir, rien n'est définitivement perdu... C'est idiot, mais c'est comme ça ".
J'ai vu le chrono une fois restauré. Méconnaissable, comme neuf avec ses numéros de série et de boite... L'horloger m'a raconté que son propriétaire avait pleuré en le voyant. Je veux bien le croire.
L'horloger a cessé son activité. La maladie lui a fermé les portes de l'horlogerie. Son stock de pièces est parti. Le propriétaire du chrono est décédé de tout autre chose. J'ignore totalement ce que ce chrono est devenu. Il ne collectionnait pas les montres. Il s'était acheté un Opinel, lui aussi.
Je ne sais pas si cette histoire est une histoire d'homme, de richesse humaine, de courage, de chrono ou d'Opinel. A vous de voir...
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).