J'avais réservé cette histoire pour un autre support mais je vais vous la raconter. Elle est authentique et attachante. C'est la descendante de son protagoniste qui me l'a confiée, une jeune femme adorable et artiste de qualité qui peint sublimement des sujets que j'adore voir sous son pinceau et que je ne vois plus depuis près de deux mois. Elle lira ces lignes car je les lui enverrai en lien et j'en profite pour lâchement l'embrasser !
On est en 1911 et Jean-Baptiste est psychiatre, un médecin reconnu et apprécié qui apporte son expertise pour soigner ses patients mais aussi pour aider la justice à trancher si un criminel a agi ou non avec des facultés mentales altérées. Jean-Baptiste a une trentaine d'années quand il débute sa carrière en pratiquant la médecine générale et la psychiatrie au moins dans un premier temps. Jean-Baptiste travaille aussi pour l'hôpital. Il se penche très tôt sur les états de démence dont il constate qu'ils ne sont pas dus qu'à la consommation d'alcool comme certains hommes politiques aiment à le penser.
Les armées lui demandent parfois son expertise sur des cas insolites. La gendarmerie et la police sollicitent enfin des expertises avant internements. Jean-Baptiste est réputé pour refuser les internements quand il y a d'autres solutions. Il recherche parfois des solutions pharmaceutiques avant de trancher pour la folie comme le font plusieurs de ses confrères. Comme il mène des recherches sur la dépression nerveuse, il a, en ville, une clientèle de femmes, bourgeoises et petites bourgeoises qui trouvent chez lui un réconfort qu'elles ne trouvent pas ailleurs.
En 1923, tardivement, Jean-Baptiste qui a vécu jusque là absorbé par son métier qui le passionne, épouse une jeune femme de 20 ans sa cadette, Héléna est follement éprise de Jean-Baptiste depuis qu'à l'hôpital où elle est infirmière, elle l'a vu tenir la main d'une patiente pendant une heure pour l'apaiser et lui épargner un traitement lourd et éprouvant. Le couple est manifestement composé de deux êtres qui se sont trouvés et ils ont deux enfants respectivement en 1928 et 1932. Jean-Baptiste a plus de 50 ans et Helena en a à peine 30. Bizarrement, cela ne choque personne alors que la société de l'époque est plutôt malveillante à l'égard des couples atypiques.
Pour ses 50 ans, Héléna a offert à Jean-Baptiste une montre, une jolie montre de poche en or bien épais que Jean-Baptiste ne quitte plus et dans laquelle, il a calé à l'intérieur du couvercle une photo de sa jolie femme dont il est éperdument amoureux. En septembre 1933, Jean-Baptiste est sollicité par les gendarmes qui viennent le chercher pour intervenir auprès d'un forcené qui a pris en otage sa femme et ses enfants et menace de les égorger. Le personnage est manifestement dangereux et dans un état de démence total.
La maison est toute en rez-de-chaussée et sa porte d'entrée est la porte de la cuisine, vitrée et munie d'un rideau que le forcené a tiré. Jean-Baptiste prend la décision de s'approcher et demande aux gendarmes de se cacher en arrière. Il frappe à la porte et tente d'ouvrir. La porte n'est pas fermée à clé. Les enfants sont prostrés au sol dans un coin et leur mère est debout avec derrière elle, leur père qui tient un couteau de cuisine sous sa gorge. Jean-Baptiste demande s'il peut entrer et explique qu'il est médecin et qu'il est venu pour éviter que tout cela ne se termine mal. Le forcené se calme et explique que maintenant il n'a plus rien à perdre. Il essaie de justifier de son attitude ce qui démontre qu'il tend à recouvrer ses esprits.
Jean-Baptiste refuse d'entendre ses explications et cela étonne son interlocuteur. "Ce qui compte n'est pas ce que vous avez fait mais ce que vous allez faire. C'est cela qui sera déterminant pour l'avenir et pour vous. Vous n'avez rien fait d'irréparable et si vous lâchez votre femme et posez le couteau, les juges vous regarderont comme un homme sinon, ils vous verront comme un condamné." Après plus d'une heure de discussions, l'homme se rend et Jean-Baptiste sort à ses côtés pour assurer la sécurité de ses enfants et de sa femme. Il a plu, beaucoup plu et une fois dehors en voyant les gendarmes, l'homme panique, dit au médecin qu'il l'a trahi et il veut faire demi-tour et rentrer. Jean-Baptiste s'interpose sous les coups de l'homme et les gendarmes se mettent à 4 pour le maitriser tandis que le médecin projeté au sol récupère ses lunettes cassées et sa montre dans une flaque de boue.
La jeune femme qu'il vient de sauver avec ses enfants va chercher de quoi l'aider à se nettoyer et le remercie dans les larmes liées à l'émotion de l'instant. L'homme sera finalement enfermé dans un hôpital psychiatrique où il se mutilera quelques semaines plus tard avant de mourir. Jean-Baptiste reprend sa vie malgré quelques ecchymoses et il continue son métier.
Au vu de l'ampleur du travail qu'il produit, il instaure une durée maximum de ses consultations sans doute vers la fin de l'année 1933. Pour signifier qu'il est temps d'arrêter, il sort sa montre attachée à une chaine et y jette sans discrétion, un œil, de telle manière que ses patients aient la sensation d'avoir disposé de tout le temps qui devait leur être consacré. La secrétaire médicale qu'il partage avec un confrère généraliste, remarque que les consultations de Jean-Baptiste ont une durée variable de 10 minutes à 30 à 35 minutes et parfois davantage. Elle n'en fait pas la remarque mais s'enquiert auprès de Jean-Baptiste du nombre de patients qu'il peut recevoir sur telle ou telle matinée … La réponse est invariablement la même "Je le reçois le temps qu'il faut pour réparer les âmes". Il termine ses consultations du matin parfois vers midi mais aussi parfois vers 15 heures. Les derniers patients de la journée sont tenus souvent d'attendre plus de 2 heures dans la salle d'attente. A la fin de chaque échange, Jean-Baptiste fronce les sourcils et dit en refermant sa montre savonnette qu'il est temps de fixer un autre rendez-vous. Il claque alors le couvercle et passe au suivant.
Les années passent et rien ne change comme si une routine s'était installée avec ce rituel horloger. A la fin des années 1950, en 1957 plus précisément, Jean-Baptiste est pris d'un violent malaise pendant une consultation et il s'effondre. Le médecin qui exerce à côté de son cabinet accourt et réanime Jean-Baptiste in extremis. Ce dernier ne reprendra pas son activité médicale. Il a souffert de ce que l'on appellera plus tard d'une rupture d'anévrisme et il reste hémiplégique. Il meurt finalement en 1963 d'une autre maladie, un cancer qui lui a dévoré le foie.
Héléna est effondrée et tient à lui placer dans le cercueil sa montre entre les mains. Par réflexe ou superstition, elle veut la remonter mais constate que la couronne tourne à vide. Elle l'ouvre en pressant sur la couronne et s'aperçoit que la montre n'a plus ni cadran, ni aiguilles ni mouvement. Le verre ouvre sur le cache poussière et à l'intérieur de celui-ci, la photo d'Héléna quand elle avait 25 ans. Jean-Baptiste n'avait semble-t-il jamais fait réparer la montre après l'incident de 1933 et en avait profité pour transformer sa montre afin qu'elle dissimule la photographie de celle à laquelle il a voué un amour inconditionnel jusqu'à la fin de ses jours. Cette montre détournée de son objet, n'a pratiquement jamais donné l'heure à Jean-Baptiste pas plus qu'elle n'a d'ailleurs conditionné la durée de ses consultations. Elle a simplement servi d'alibi pour les cadencer. Aucun des ses patients n'en a jamais rien su.
L'histoire s'est transmise de génération en génération. La montre est partie avec Jean-Baptiste avec une particularité remarquée par les pompes funèbres. La montre n'était pas dans ses mains comme cela se pratiquait habituellement mais dans la poche haute de sa veste, celle qu'il a sur le cœur. Cette histoire est un secret de famille et c'est ce qui m'a obligé à modifier certains prénoms mais pas tous !
Merci à celle qui me l'a confiée !