On est en 1907, Juliette a tout juste 6 ans et sa mère lui a appris à lire l'heure sur la montre de poche de son père. Celui-ci est inspecteur du trésor. La famille vit dans une belle maison en briques rouges qu'a fait construire le couple. Juliette a une sœur plus jeune qu'elle, Yvonne, 3 ans, trop jeune pour lire l'heure et dont la seule passion est un panier avec trois poupées dont une au visage de porcelaine.
Dans la maison, un chat règne en maitre et passe son temps a faire des câlins à Juliette qui n'a de cesse de le caresser, encore et toujours, tant le ronronnement de satisfaction du félin la rassure elle-même. Juliette est une petite fille pétrie d'angoisses car elle souffre d'asthme, qui par moment, lui provoque des crises de toux qu'elle peine à juguler. Alors pour aider Juliette son papa lui a offert une montre, un chronographe de marque Omega. Juliette doit s'entrainer avec l'aide de cette montre à adapter sa respiration et à prendre de grandes bouffées d'air quand elle sent la crise monter.
Dès que le besoin de tousser arrive, Juliette se précipite sur l'écrin qui renferme le chronographe et mesure les secondes que son père lui a demandé de décompter entre chaque respiration. Le papa est convaincu que cette technique respiratoire aide sa fille. Sa maman pense que le fait de détourner l'attention de l'enfant l'aide considérablement et que l'espacement des inspirations n'est sans doute pas efficace en soi. Juliette est accro à ce chrono, une vraie fierté pour elle, et finalement le garde temps la rassure car, de fait, ça marche et ses quintes de toux cessent rapidement une fois le chrono en main. La petite fille de 6 ans grandit ainsi et lorsqu'elle devient adolescente tout le monde sait qu'elle possède cet instrument. Alors, on lui demande de chronométrer les courses de ses copines de classe. C'est elle aussi qui lors des cours de cuisine mesure le temps de cuisson des gâteaux… Juliette devient la "Juliette du temps" et cela devient son surnom. Elle connait encore des moments de crises d'asthme qui s'espacent mais qu'aucun médicament ne calme mieux que la maitrise de sa respiration.
En 1914, Juliette a 13 ans. Son père échappe à la guerre et en 1916, une crise d'asthme plus forte que jamais lui fait bleuir le visage au point, qu'en pleine nuit, son père court jusqu'à chez le médecin avec sa fille dans les bras. L'enfant est très mal en point et sur le chemin, elle tousse si fort qu'elle perd connaissance. Deux soldats allemands mettent en joue son père et lui intiment l'ordre de s'arrêter. Il explique comme il peut que sa fille est très mal et qu'il doit aller chez le médecin. L'un des soldats donne son arme à l'autre et prend Juliette dans les bras, il l'allonge par terre et lui fait pratiquer des mouvements respiratoires. Il explique dans un français imparfait qu'il est infirmier et qu'il fait cela avec son frère qui lui aussi est malade. La fillette est sauvée et reprend ses esprits. Son père est en larmes et le soldat lui dit qu'il faut qu'il apprenne à faire ce qu'il vient de faire. Les soldats les raccompagnent chez eux.
En 1918, la guerre se termine, Juliette n'a pas connu de nouvelle poussée asthmatique. Sa maman a remarqué qu'elle semblait plus à l'aise dans une chambre au deuxième étage de la maison qui n'a que du parquet sans tapis au sol. Elle attribue cela à la hauteur et à la qualité de l'air quand on est plus haut. Juliette est devenue une jolie jeune fille qui a toujours son chronographe avec elle et a perdu son surnom. Par contre, elle considère ce chronographe en argent comme une sorte de porte bonheur qui l'écarte du danger de nouvelle crise. La famille est heureuse, la guerre est terminée et enfin, on va pouvoir souffler et retrouver le plaisir des saisons et du temps qui passe. Tout va pour le mieux quand en décembre 1918, Juliette et sa sœur son atteintes par une fièvre qui ne cesse de monter. Le médecin vient à domicile et il ressort livide de la chambre où les deux jeunes filles sont installées. Il pose la main sur l'épaule du papa des enfants. "Il va falloir qu'elles tiennent bon, c'est la grippe, c'est cette sale grippe que la guerre nous a apportée. Il paraît qu'elle vient d'Espagne. Elle est plus forte que d'habitude, mais ça va aller. Elles sont en bonne santé."
Le médecin revient 2 jours plus tard. Yvonne est inconsciente et sa température est de 42 degrés. Juliette dépasse les 41 et délire. Elle est en suée et demande à mourir. Aucune des deux jeunes filles ne survit au delà des 24 heures qui suivent. Yvonne et Juliette meurent à quelques heures d'intervalle, face à une médecine impuissante et dans les bras de leurs parents effondrés. La maison est placée en quarantaine mais ni la maman des jeunes filles, ni leur père ne sont contaminés. Jusqu'au bout, Juliette s'est accrochée à son chrono et a tenté de respirer autrement en pensant que sa vie allait être sauvée mais le chronographe ne pouvait rien à ce destin tragique.
Les jeunes parents se retrouvent ainsi à 40 et 42 ans orphelins de leurs enfants. C'est comme ça que le papa résumait la situation en répétant "Nous sommes orphelins de nos enfants". Complètement anéanti, le couple ne supporte pas le silence de la maison mais reste soudé et solidaire. Un an plus tard, ils attendent un nouvel enfant, un hasard plus qu'un choix mais ils le voient comme une décision de la nature, eux qui ont engagé une procédure d'adoption d'un enfant dont les parents ont disparu pendant la guerre.
Les deux enfants arrivent en même temps à la fin de l'année 1919. Ernestine a deux ans et Georgette nait dans cette famille reconstituée après un malheur profond. Dans une vitrine du salon, à droite du canapé en tapisserie, il y a quelques objets: une poupée avec la tête en porcelaine, des hochets en argent, deux timbales avec des prénoms gravés dessus et un chronographe dans son écrin. Il y a aussi un carnet intime d'une petite fille qui l'entourait d'un ruban rouge et avait écrit "Secret" sur la couverture.
Un jour la famille s'est réunie près de cette vitrine et Ernestine et Georgette qui avait 8 ans ont pu toucher les objets pour la première fois. Leurs parents leur ont expliqué qui étaient Juliette et Yvonne. Georgette a voulu ouvrir le carnet et lire ce qu'il contenait mais leur père a refusé, il leur a dit que le mot secret signifiait que Juliette ne voulait pas qu'on le lise et que personne, jamais ne pourrait le lire. Les larmes dans les yeux, il a pris le carnet et l'a jeté dans la cheminée. C'était une décision murement réfléchie avec la maman des enfants. Une sorte de message envoyé à Juliette pour lui signifier que son avis comptait toujours autant. Les parents orphelins de leurs enfants communiquent avec eux bien plus qu'on ne l'imagine. Le chronographe n'a jamais été redéclenché, nul ne sait s'il fonctionne et cela n'a pas d'importance. Il est toujours dans son écrin avec une recommandation de ne pas le faire fonctionner, une recommandation écrite en 1922 quand la vitrine a été installée.
La maison a été vendue, nul ne sait ce qu'il est advenu de la poupée et des lettres et il ne reste aujourd'hui que le chrono de Juliette, 4 générations plus tard et cette histoire qui se transmet de génération en génération sur cette famille amputée de Juliette et d'Yvonne. L'histoire est portée par le chronographe dont la présentation est toujours l'occasion de raconter ce vécu familial. Il y a aussi dans une enveloppe en papier Craft deux grandes photos. Sur l'une on voit le papa et la maman de Juliette avec leur fille décédée entre eux. Le corps est assis et les yeux sont ouverts mais on voit qu'ils sont sans vie. Sur l'autre, Yvonne, les yeux fermés est dans la même position. Les deux clichés sont datés au dos avec une inscription au crayon. La photo a été faite 48 heures après leur mort et il y a écrit de la main de la maman le prénom de chacune de ses filles "Ma Juliette adorée - Mon Yvonne Chérie".
Le temps s'est arrêté pour elles et raconter cette histoire leur donne un peu de présence aujourd'hui… Sans doute l'entendent-elles, elles qui n'ont pas vieilli depuis 1918 et dont l'image n'a pas changé.
A Juliette, Yvonne, Ernestine, Georgette, Simone, Victorien, Anne, Monique, Daniel, Micheline, Richard, Luc, Elise, Anne-Sophie, Cédric, Virgil, Clara et Louis. A eux et à tous ceux qui reconnaitront dans ce récit une chose ou deux de l'histoire de leur propre famille.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).