On est le 14 juin 1907. Dans les ateliers de la manufacture ZENITH le soleil pénétre à pleine puissance et illumine les établis d'une lumière si chaude, que les ouvrières ont le visage qui bronze.
Marie Pethral travaille dans la manufacture depuis plus de 4 ans. Elle est régleuse. Ses gestes sont précis et délicats, sa voix douce et sa coiffure, cheveux tirés en arrière avec ce ruban un rien espiègle, font de Marie un être à l'apparence fragile.
Le chef d'atelier est un homme sérieux, il rit peu pendant le travail comme dans la vie. Une éducation protestante, des parents horlogers à domicile et une scolarité brillante ont forgé une personalité un peu austère. Peter Goolen est d'origine Allemande. Ses parents se sont installés au Locle il y a seulement 40 ans. Il a grandi sur place et est allé s'instruire ensuite dans les écoles d'horlogerie où il rêve d'enseigner à son tour.
Dans la manufacture, certains ateliers sont si bruyants qu'on ne peut même pas y parler. Les ateliers de mécanique ou celui dit des aciers sont envahis par un bruit assourdissant et une odeur d'huile si forte qu'elle s'imbibe dans les vétements.
Chaque midi, Marie retrouve Fanny, une polisseuse qui a son âge. Les jeunes femmes parlent de tout et de rien. Fanny est très amoureuse d'un ouvrier de la manufacture. Marie trouve que malgré son visage dur, Pierre semble être un homme bon et généreux. Elle fut surprise la semaine passée de le voir venir l'aider à ajuster un réglage qui semblait difficile à obtenir.
Pierre n'est pas insensible au charme de Marie mais le lieu de travail est sacré alors quand Fanny et Marie le voit venir vers elles, elles se demandent si ce n'est pas pour essuyer une remontrance. Marie ce matin, a peiné sur un mouvement. Pierre l'a encore aidée et puis elle a réussi à le rendre parfait, si parfait que Pierre a brulé les étapes et a fait assembler la montre qu'il tient terminée dans la main.
La pièce n'a rien d'extraordinaire. C'est une de ces montres populaires en argent tout de même au dos lisse et au cradran émaillé. Pierre la présente à Marie. Discréte, Fanny s'eclipse. Pierre tend la montre à Marie et la lui offre en lui indiquant qu'elle l'a bien méritée. Marie hésite , Pierre explique qu'il a acheté cette montre pour elle et elle finit par l'accepter. Elle se demande la contrepartie attendue de ce cadeau. Il n'y en a aucune ... Pierre n'attend rien, c'est là sa force.
Marie emporte la montre. Pendant des semaines, elle la met délicatement dans sa poche, la remonte et à chaque fois pense à celui qui la lui a offerte. De la récurrence de cette pensée à chaque remontage, de la générosité de ce cadeau, de la discrétion de Pierre, de la chaleur de la lumière au moment du cadeau, de la personnalité douce de Marie, de celle rigide de Pierre, de l'air du temps ou du temps de l'air, nul ne sait ce qui a déclenché chez Pierre et Marie un sentiment commun dont la maturité s'ouvre sur un amour partagé.
De cette époque, il ne reste un siècle plus tard que la montre, la manufacture et deux enfants en héritage qui ont donné naissance à leur tour à 5 enfants qui eux mêmes ont ouvert la vie à 32 petits enfants qui sont en train de vivre à leur tour des histoires d'amour qui vont faire perdurer la dynastie.
Peut-être que sans cette montre offerte en 1907, toute cette famille n'aurait jamais existé. Il reste tout de même qu'une montre n'est pas un objet comme les autres, elle donne aux êtres le rythme de la construction de leurs sentiments, elle marque la mémoire et fige les images. Le paradoxe de la montre est d'être intemporelle et se lier à l'histoire des êtres sans jamais les abandonner. Combien de montres ont ainsi le coeur qui bat encore quand ceux qui les ont portées se sont effacés. Nos montres nous projettent dans l'immensité du temps.