Histoire de s'amuser un peu, quelques coups de projecteur sur le jargon des champions du marketing horloger.
L'article a été partiellement "caviardé" par le magazine
Heure Suisse qui l'a cependant publié (février-mars 2007).
La version intégrale :
http://www.businessmontres.com/breve_167.htm
Et, pour les paresseux de la souris :
LES MOTS POUR NE PAS LE DIRE : PARLEZ-VOUS LA LANGUE DE BOIS HORLOGÈRE ?
Quelques ruses sémantiques, cousues de grosses ficelles marketing.Version intégrale d'un article paru dans "Heure Suisse",
février-mars 2007, en version raccourcie et édulcorée pour ne vexer
personne...ADNSigle de l’acide désoxyribonucléique (support matériel de l’hérédité
génétique), devenu synonyme horloger d’héritage et de contraintes «
génétiques » à respecter. On cherche souvent le lien phylogénétique
entre les grandes complications qui ont fait la gloire de certaines
marques et les « patates » qu’elles truffent de matériaux hétérogènes
pour rester dans le vent de l’histoire. Ces lois – non mendéliennes –
de la génétique horlogère entraînent mutations et transmutations : de
clonage en recompositions cellulaires, on fait aujourd’hui de fabuleux
succès commerciaux…
AMBASSADEUR, ÉGÉRIE, PEOPLEDans la famille Cinéma, j’ai largement le choix : du tendron au barbon,
de la stagiaire éphémère à l’inusable multi-awardisée, du play-boy
exotique au rappeur rugueux, tout poignet est bon à prendre et à
shooter sur le moindre tapis rouge. Dans cette famille, on fait même
poser les morts ! Dans la famille Sport, je demande le papa champion et
la maman médaillée olympique. Dans la famille Aventure, je pioche le
baroudeur équatorial et l’apnéiste qui ne manque pas d’air. Dans la
famille Charité, donnez-moi notre saint quotidien. Dans la famille
Politique, je ne dis rien, mais je guette les unes de Paris-Match pour
vérifier que Mmes R., S. ou C. portent bien le cadeau qu’on leur a fait…
ANNIVERSAIRERituel horloger qui consiste à décompter les années depuis une date de
fondation plus ou moins historiquement attestée. Insatiables, les
horlogers fêtent les quarts de millénaire, les siècles, les
trois-quarts de siècle, les demi-siècles, les quarts de siècle et même
les décennies. Dans l’état-civil des maisons horlogères, le concept de
« fondation » est particulièrement élastique. La date de fondation
d’une manufacture peut varier de l’invention légendaire pure et simple
(cela s’est vu) à l’inscription d’une marque au registre du commerce,
en passant par la vague ouverture d’un atelier ou la signature d’un
mouvement par un cousin du fondateur (comme tous les horlogers suisses
semblent s’être appelés Louis ou Abraham, voire les deux, dans l’ordre
et dans le désordre, pas facile de s’y reconnaître !).
BPALE, BASELWORLDGrande messe internationale qui rassemble une fois par an, sur les
bords du Rhin, les fidèles de la religion horlogère : on y communie
sous toutes les espèces (sonnantes et trébuchantes, voire liquides). Au
milieu de grands hymnes qui évoquent quatre siècles de traditions, on y
célèbre le culte de la montre et de la joaillerie. C’est un lieu
célèbre pour ses annonces miraculeuses, comme la fameuse « croissance à
trois chiffres », mais aussi pour ses redoutables épidémies, comme l’a
encore récemment prouvé la propagation foudroyante du fameux virus Big
Bang. On s’y épie et on s’y copie. On y fraye entre copains et les
coquins y défraye la chronique. A la fin, les fidèles, épuisés,
s’embrassent et jurent de se retrouver l’an prochain, à la saison des
asperges…
CHIFFRE D'AFFAIRES, VENTES ANNUELLES« Circulez, il n’y a rien à voir ». Ces questions relèvent de la plus
atroce grossièreté et de la plus exécrable des mauvaises éducations,
surtout quand on s’adresse à un manager horloger.
CLIENTMot français évacué du vocabulaire horloger parce que réputé aussi
grossier et vulgaire que le mot « consommateur » : on préfère parler
d’amateurs, de passionnés, d’aficionados, d’amoureux, d’enthousiastes,
de fervents admirateurs…
COMPLICATIONPour un horloger, c’est tout simple : la complication est tout ce qui
indique, sur une montre, autre chose que les heures, les minutes et les
secondes. Ce qui peut s’avérer ultra-complexe. Les maîtres-horlogers
rivalisent d’ingéniosité pour bourrer les quelques centimètres cubes de
leurs montres de centaines de pièces et de forêts d’aiguilles.
Théoriquement, ces hyper-complications ne doivent pas compliquer la vie
de ceux qui les achètent. Bien souvent, elles favorisent la création
d’emplois dans les services après-vente.
DÉCLINAISONC’est ce qui reste quand on a tout oublié du concept initial : le
moindre modèle a dès lors vocation à être céramiqué de frais, constellé
de diamants, truffé de nacre, bourré de gomme et injecté de platine.
Bref, la déclinaison signe le déclin créatif…
DESIGN, DESIGNERMot-valise qui se traduit par style, dessin, esthétique, forme,
tendance et bon goût. L’usage de ce mot discrédite par avance toute
tentative de contestation plastique d’un modèle. C’est un synonyme de
modernité, qui laisserait penser que l’histoire des beaux-arts
occidentaux est une mince parenthèse, ouverte au XXe siècle avec le
Bauhaus et jamais refermée. On n’est pas obligé de croire que le design
d’une montre est « exclusif ». Son designer le sera d’autant moins
qu’on lui a imposé un cahier des charges l’obligeant à « s’inspirer de
l’air du temps », c’est-à-dire des best sellers de la concurrence. Se
souvenir ici de la franckmullerisation des années quatre-vingt-dix, de
la richardmillité des années deux mille et de la biversitude des années
deux mille cinq.
ÉLÉGANCEQualificatif qui s’attache indifféremment à l’esthétique du boîtier, à
l’architecture du mouvement, au style du cadran, à l’originalité des
aiguilles, à la forme du bracelet et parfois même aux proportions de
l’écrin. Sans parler de celui qui a conçu la montre et ce celui qui est
appelé à porter la montre. Cet emploi abusif finit précisément par
manquer d’élégance. Mais qui est l’arbitre de ces élégances ?
EXCLUSIF, EXCLUSIVITÉQualité inévitable et autoproclamée de tout nouveau modèle horloger.
Affirmer de chaque montre mise sur le marché qu’elle est exclusive
revient à reconnaître qu’aucune pièce ne l’est plus vraiment…
GENÈVE, SIHHLe Salon International de la Haute Horlogerie est le pendant
prestigieux de Baselworld, lancé parce que la combustion des
würstebâloises (saucisses) faisait tousser les jeunes cadres du futur groupe Richemont. A
Genève, tout est réputé n’être que luxe, calme et volupté, ce qui est
assez vrai comparé aux hangars industriels de la Messe Basel.
L’agressivité commerciale n’en est que plus âpre : entre
Bal des
vautours et
Cabaret, c’est une danse glamour sur le volcan planétaire,
au rythme lancinant des tiroirs-caisses. Il faut bien rentabiliser les
hôtesses, les plantes vertes et les muselets qu’on assassine…
HAUTEHaute joaillerie, haute horlogerie, haute précision, haute
complication, haute mécanique : ayant une haute idée d’elles-mêmes, les
maisons horlogères affichent de hautes prétentions. Est-ce bien
raisonnable ? C’est une simple question de logique : quand tout le
monde est en haut, c’est que tout le monde est à la même hauteur !
INTEMPORELQue seraient les discours horlogers sans cette auto-proclamation
incantatoire et pour le moins paradoxale concernant un objet destiné à
décompter le temps ? Ce qualificatif ne signifie pas forcément que la
montre est dénuée de tout style, mais la communication horlogère ne
recule devant aucun cliché pour vanter avec des grands mots de bien
petites créations.
LÉGITIMITÉTerme horloger d’origine obscure et d’usage incertain. Y aurait-il des
montres ou des marques « illégitimes », autant dire des « bâtardes » ?
Cette légitimité n’en réfère qu’à elle-même : à quelle loi fondamentale
et à quel autorité incontestable en appelle-t-elle ?
LANCEMENTOpération qui consiste à mettre au monde un nouveau bébé : accouchement
difficile et rarement sans douleur (voir : nouveauté). La mortalité
infantile est terrible. En dépit de faire-parts tapageurs lancés à la
cantonade, beaucoup de nouveaux-nés restent en couveuse de longues
années avant de quitter la maternité. D’autres présentent d’emblée de
graves troubles du comportement. Fruits de relations incestueuses, les
aberrations génétiques sont endémiques. Heureusement, nous vivons une
explosion démographique permanente.
MANUFACTUREUn des plus jolis concepts de l’horlogerie contemporaine.
Théoriquement, ce terme ne désigne que les maisons capables de réaliser
leurs montres de A à Z. Autant dire presque personne, à l’exception de…
Seiko, qui produit jusqu’à ses propres verres saphir ! Le qualificatif
s’est libéralement étendu aux marques capables de réaliser de façon
autonome une partie significative de leurs mouvements et de leurs
montres. Cette générosité sémantique a aussitôt dégénéré en inflation
cahotique : il pousse des « manufactures » comme des champignons après
une pluie d’automne dans le Val de Travers. Un établi horloger flambant
neuf, des ébauches qu’on fait estamper à son logo, un adolescent
boutonneux loupe à l’œil : c’est parti pour l’aventure in-house. Le
tout Since la nuit des temps, bien évidemment…
MINIMALISMEArgument-choc pour tenter de justifier qu’une montre qui en donne le
moins possible va se négocier le plus cher possible. La version
sous-titrée place Vendôme est encore plus perverse : quand on dit «
Small is beautiful », comprenez que plus la montre est petite (et donc
peu sertie), plus la facture est élevée !
NOUVEAU, NOUVEAUTÉLa néophilie – syndrome de la world premiere, caractérisé par la fièvre
pré-Bâle et pré-SIHH – est une maladie bénigne, mais crispante, des
marques de montres. Qu’il s’agisse de mouvements, de matériaux ou de
formes, rien n’est jamais vraiment nouveau sous le soleil horloger,
surtout avec quatre siècles d’héritage créatif dans la musette. A
l’exception de quelque rares vraies « premières mondiales », la pompe
des proclamations prouve surtout l’inculture du propagandiste !
ORDans la communication horlogère, tout ce qui brille n’est pas d’or,
loin de là ! Champions de l’esbroufe marketing, certains faussaires du
luxe usurpent à des fins mercantile d’honorables marques : leur
bonneteau horloger peut provisoirement transformer le plomb créatif en
or médiatique, mais l’aventure se termine toujours mal, pour eux comme
pour les clients et pour la réputation de la profession.
PATRIMOINEHonorable en soi, l’appel à l’instinct patrimonial est supposé
rassurant et déclencheur d’achat. Encore faudrait-il préciser à ceux
qui ne sont que les détenteur provisoires de ces chefs-d’œuvre destinés
aux « générations futures » que, dès le lendemain de leurs obsèques,
lesdites générations s’empresseront de vendre cette précieuse montre
sur eBay. Ou chez Antiquorum dans le meilleur des cas…
PRÉCISIONQualité horlogère qui fut autrefois fondamentale, motrice et
recherchée, mais qui est malheureusement perdue de vue dans l’actuelle
inflation du marketing et du branding tendance. C’est compréhensible,
quand on sait que les multi-complications – et même souvent les
tourbillons mal réglés – amoindrissent la précision des mouvements de
base. Demander si une montre est précise, et avec quelle marge
d’erreur, revient à parler de corde dans la maison d’un pendu…
SÉRIE LIMITÉELes horlogers ont une notion assez personnelle de la série limitée,
mots qui désignent la production déterminée à l’avance d’un certain
modèle. Ne pas confondre avec une « production limitée », qui ne
comporterait pas de numéro avec indication du volume total (00/000).
Cette notion est extensible selon les marques et selon la sincérité de
leur communication. Tissot (2 millions de montres par an) n’a
évidemment pas la même appréciation que François-Paul Journe (700
pièces) de ce qui est « limité ». A partir de quel chiffre commence la
limite ? Cette limite n’est-elle pas franchie quand une série limitée
et numérotée repart à zéro dès qu’on a changé la couleur du cadran ou
le sertissage du boîtier ? Quand la série se proclame strictement
limitée et numérotée, l’insistance devient presque suspecte.
SPONSORING, PARRAINAGE, MÉCÉNATPratique à risques, qui consiste parfois à parrainer des régates
annulées, des matchs interdits et des courses ensanglantées. Carton
rouge quand il s’agit d’équipes sportives trop portées sur la seringue.
Chaque maison tient à marquer son territoire sportif, mais très peu
gardent vraiment la maîtrise du ballon. A force d’être à cheval, en
voiture, en avion et en bateau, certaines frôlent même la mise à pied.
Quand la partie se joue dans un musée, il est plus chic de parler de
mécénat : « C’est grâce à nous, mais vous remarquerez qu’on ne le fait
pas du tout remarquer ». Moyennant quoi, c’est dans Gala et Vanity Fair
le lendemain. Entre les deux, parrainage et charity sont les deux
mamelles de la philanthropie contemporaine, qui ne se conçoit qu’en
robe longue et escarpins vernis, dans un tourbillon de décolletés so
chic qui nous incitent à nous pencher sur la misère du monde…
TRADITIONMot supposé résumer quatre siècles de savoir-faire artisanal, surtout
quand il s’agit de mouvements industriels logés dans des boîtiers
sous-traités en Chine. Rappelons que le plus grand horloger de
l’histoire, Abraham-Louis Breguet, a passé sa vie à se dépétrer de
cette tradition horlogère, pour défricher de nouvelles voies créatives
: de la mécanique d’Anticythère à la Swatch, l’histoire horlogère a
plus fonctionné par disruption que par tradition. Pour faire le beau,
il est conseillé d’associer dans la même phrase tradition et modernité.
Balancement qui devient irrésistible quand il est complété par une
allusion à la postérité !