J'ai croisé il y a quelques jours un objet dont l'histoire m'a beaucoup ému et je souhaite vous la faire partager. La montre n'était pas à vendre et c'est tant mieux !
En 1917, Dimitri orphelin de père, poilu originaire de la Meuse et parti au front en 1916 à l’âge de 19 ans revient à Bar le Duc après quelques semaines d’hôpital. Dimitri a reçu sur le visage des éclats d’obus et il a perdu la vue de manière irréversible. Il perçoit juste de l’œil gauche la lumière du jour et fait encore ainsi la différence entre le jour et la nuit. Dimitri est à 20 ans, un garçon qui a perdu en quelques semaines toutes ses illusions. Il ne verra plus le regard de Serella, une jeune fille qu’il courtisait et dont les yeux dégageaient une magie que Dimitri transformait en poèmes.
En perdant la vue, il a aussi perdu le droit d’écrire avec son porteplume qu’il aime tant. Ce jour de septembre 1917, Dimitri rentre à la maison accompagné d’un camarade qui doit repartir ensuite à Verdun. Dimitri ne voit pas la maison familiale, le regard de sa mère et les larmes de celles-ci qui est partagée entre la joie de retrouver son petit vivant alors que dans la commune de nombreux enfants sont morts, et la tristesse de le voir estropié si jeune.
Dimitri découvrira que cet obus qui a explosé à quelques mètres de lui, lui a pris sa vie. Serella partira pour un autre mais qui le lui reprocherait ? Dimitri est devenu dépendant. D’un bâton, il fait une canne d’aveugle, à l’hôpital on va lui apprendre le braille mais il se sent perdu.
Après quelques mois de rééducation et de réapprentissage de la vie, Dimitri va mieux. En 1918, alors que des emplois réservés par l’Etat sont offert aux blessés de guerre, il ne reçoit aucune proposition. Il se sent pourtant prêt à travailler. Bien sûr, il est aveugle mais il doit bien exister quelque chose qui peut être fait sans regarder. La mère de Dimitri cherche avec lui un employeur. Hélas, personne n’a d’idée pour occuper Dimitri et lui assurer un revenu. Du coup, le moral du jeune homme se dégrade.
Dimitri devient dépressif et agressif avec sa mère qui ne sait plus comment sortir de la situation. Elle va en parler autour d’elle. Un soir de novembre, alors qu’il est plus de 20 heures, Dimitri explique à sa mère qu’il a l’impression de ne servir à rien et d’être devenu une charge inutile. C’est à ce moment qu’on frappe à la porte. C’est Gontran, le cordonnier qui est là. Il veut rencontrer Dimitri.
Surpris, le jeune homme invite le cordonnier à s’asseoir dans la cuisine, la seule pièce chauffée de la maison. « Voilà Dimitri, j’ai besoin de quelqu’un pour m’aider et j’ai pensé à toi. Il me faut quelqu’un de confiance et je te connais depuis que tu es bébé. Si travailler dans l’odeur du cuir et du cirage ne te dérange et si m’entendre chanter ne te décourage pas, alors tu es mon nouvel apprenti ! »
Dimitri se met à pleurer, sa mère le suit dans l’émotion et le cordonnier à son tour verse quelques larmes. C’est que depuis des années, sans rien dire Gontran est amoureux. Il a nourri tout seul un sentiment à l’égard de la mère de Dimitri mais n’a jamais osé l’exprimer. Lorsque les larmes cessent de couler, Gontran sort de sa poche une montre. C’est un modèle en acier noirci spécialement conçu pour les aveugles. « Je t’offre cette montre Dimitri, ce sera ton premier instrument de travail. Tu verras, il te permettra de venir à l’heure et de rendre les chaussures à l’heure promise. Cette montre te redonne des yeux pour la regarder avec les doigts ».
Dimitri est ainsi devenu cordonnier. Bien sûr ce ne fut pas sans peine. Une peine partagée avec Gontran pour expliquer où étaient les objets, comment ne pas se piquer avec les aiguilles et trouver toujours la bonne couleur de cirage. Il y eut au début quelques erreurs mais pas tant que cela car Dimitri était appliqué.
Sa mère s’habitua à venir à la cordonnerie, elle finit par être embauchée pour tenir la caisse et servir les clients. Elle épousa en 1924 Gontran tellement heureux d’avoir fondé une famille. Dimitri s’est servi de sa montre toute sa vie. Elle lui était aussi indispensable que la canne blanche. Le jeune homme s’est marié lui aussi quelques années après sa mère, avec Graziella, une jeune fille pleine d’énergie dont les parents étaient les gérants d’un magasin de vêtements.
Ils ont eu un enfant, une fille, à laquelle ils ont appris qu’il ne fallait jamais perdre espoir.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).