Le 24 aout 1904. Cette date ne rappelle rien à personne et pour cause, il ne s'est pas produit d'évènement particulier de nature à intéresser le monde entier. Pourtant, cette journée va marquer la vie de trois hommes et d'une femme. On est dans le sud de l'Angleterre à Plymouth. Barry, 5 ans, joue avec son frère Dany, 7 ans. Il ne fait pas très beau, il a plu toute la nuit et le temps est resté brumeux. On est en début d'après midi. John muni de sa canne à pêche s'adonne à sa passion, la pêche à la ligne. Il est assis sur le bord de mer, ni une falaise, ni un rocher mais un espace planté d'herbe qui surplombe l'eau à un endroit calme. Le lieu est idéal pour la pêche. Il est réputé et souvent les pêcheurs du dimanche s'y partagent quelques mètres. Les gamins viennent reluquer dans le panier de John, le fruit de sa quête de poisson. Il a sorti de l'eau une sorte de poisson chat assez laid pour faire rire les gamins. Ceux- ci sont en principe surveillés par Elisabeth, une adolescente de 16 ans qui n'a pu courir derrière les enfants et s'est laissée distancer. Elisabeth garde souvent les deux frères qui sont les fils du médecin. Elle leur invente des jeux et les promène et gagne ainsi un peu d'argent pour contribuer à nourrir sa famille.
Derrière John, les enfants s'énervent et agacent le pêcheur tranquille qui espérait bien rester seul quelques heures. Au loin, Elisabeth les appelle et les enjoint de revenir vers elle, mais occupés à chahuter, aucun des deux ne répond à la jeune fille. Les enfants se mettent à courir autour du panier de plus en plus vite. L'herbe est humide et Barry glisse tombant tête la première dans l'eau. C'est marée haute et les vagues sont assez fortes. John regarde si le gamin remonte car il y a là plus de 3 mètres de profondeur. John ne sait pas nager, il a même une peur farouche de l'eau. Dany n'hésite pas une seconde et saute pour aller secourir son frère mais il ne sait pas davantage nager que Barry et se débat avant de commencer à couler. John tend sa canne à pêche vers Dany pour qu'il s'accroche mais cédant à la panique le gamin ne saisit pas l'occasion qui lui est donnée et part vers le fond.
John n'écoutant que son courage saute alors à son tour, il rattrape Dany et le place vers le bord sur une bande de rochers de 50 centimètres hors de l'eau. Elisabeth arrive essoufflée. Elle a vu les enfants tomber. Elle descend comme elle peut et tombe en se prenant les pieds dans des herbes folles. Elle se fracture le poignet. Malgré cela elle rassure Dany et regarde John en le suppliant de retrouver Barry. John tend les bras dans l'eau puis essaie tant bien que mal avec les pieds de sentir si l'enfant est présent. Il prend appui sur un rocher et soudain son pied droit heurte le bras de Barry, il plonge la main et attrape l'enfant et tente de le ramener au bord mais il n'a plus pieds, il se débat et tente de ne pas paniquer en se rappelant comment l'un de ses camarades lui avait enseigné la natation. Barry est maintenant à la surface de l'eau, il ne respire plus. Avec difficultés, John rejoint le bord et Elisabeth bravant sa douleur l'aide à sortir Barry de l'eau.
Dany est transi par le froid et recrache de l'eau entrée dans ses poumons en regardant son petit frère inanimé. John essaie de réanimer Barry, il lui souffle de l'air dans le nez tandis qu'Elisabeth lui masse le cœur et tente de presser sur ses poumons. L'enfant ne respire toujours pas. Elisabeth retire son corsage et enlève les vêtements humides de l'enfant qu'elle essaie de réchauffer avec ses propres vêtements secs. Rien n'y fait Barry est inanimé. John sent la colère monter en lui. Cet enfant ne peut pas mourir ici ! Il se met à masser à son tour l'enfant et fait pression sur ses poumons. De l'eau sort de sa bouche et par son nez. Ses lèvres sont bleues. Après trois minutes de ce traitement, tout d'un coup, l'enfant tente de respirer par la bouche, il ouvre les yeux, des yeux terrorisés, mais la vie est là, elle reprend sa place. Dix minutes plus tard, le gamin est assis à côté de son frère et les deux enfants sont en larmes, craignant de se faire gronder. Barry a le regard vide. Elisabeth a le poignet qui a triplé de volume. Un promeneur est allé chercher un médecin, ce n'est pas le père des enfants mais il les connaît bien.
Au delà de son après-midi de pêche gâchée, John a noyé sa montre, un cadeau de sa grand-mère offert 4 jours plus tôt pour fêter ses 21 ans. L'horloger tente bien de la nettoyer et de la remettre en marche mais après quelques mois, la montre s'arrête. Le spiral est abimé, les roues se piquent, et l'horloger dit qu'il faut changer tout le mouvement. La dépense est trop élevée et John renonce à ce que sa montre lui donne l'heure. Il la gardera dans la poche mais juste comme un objet qui lui rappellera qu'il fut un héros ce 24 août 1904.
L'histoire aurait pu s'arrêter là mais il se trouve que l'horloger fut sollicité par le médecin père des deux enfants pour réparer l'une de ses pendules. Il en profita pour raconter les déboires horlogers de John. Evidemment sensible à ce préjudice du jeune homme, il fit commander à l'horloger un mouvement neuf complet pour remplacer celui de la montre de John. Ne pouvant acheter le mouvement sans sa boite l'horloger du acheter une montre complète. Le médecin se rendit lui-même auprès de John pour l'informer de cette décision et de son intention de réparer le préjudice subi par John. Le jeune homme surpris remercia chaleureusement le médecin qui découvrit que le jeune homme était chômeur. Il lui proposa alors de s'occuper des quelques chevaux qu'il possédait moyennant un salaire tout a fait décent. John vit ainsi naître une nouvelle vocation et aidé par le médecin installa un élevage de chevaux dont il fit son métier.
Elisabeth n'épousa pas John mais devint infirmière à Plymouth. Elle fut en 1916, transférée en France pour soigner des soldats anglais. Elle faisait encore le cauchemar de cette journée du 24 aout 1904 qui l'avait tant marquée. John piétiné par l'un de ses chevaux en 1937 fut hospitalisé à Plymouth. Arrivé conscient mais dans un état très grave à l'hôpital, il fut soigné pendant les quelques jours de son coma par Elisabeth qui n'hésita pas à rester à son chevet jour et nuit. John qui s'était marié avec une fille d'avocat lui laissa sa montre et une bible. Elisabeth est restée célibataire.
Dany vint combattre en France lors de la première guerre mondiale, il fut blessé mais survécut à la guerre. Son frère Barry eut une scolarité difficile, il semble que son accident ait laissé quelques séquelles dont des difficultés d'élocution mais nul ne sait ce qu'il devint réellement. Elisabeth qui racontait cette histoire croyait savoir que Barry eut toute sa vie des difficultés et sombra dans l'alcoolisme. Il mourut assez jeune malgré une prise en charge par son frère après la mort de leur père.
John avait ainsi deux montres. Celle en panne qu'il refusa de faire réparer et dont le mouvement resta ainsi avec ses aiguilles figées sur 15 heures 20, heure qu'il régla ainsi car c'était celle de l'accident, et la seconde offerte par le médecin qu'il conserva pour lire l'heure. C'est la première qu'il offrit à Elisabeth. Sur ses vieux jours, celle-ci devint visiteuse de malades isolés à l'hôpital. Elle venait faire la conversation à des malades hospitalisés pour de longues durées et sans famille. Elle leur racontait cette histoire vécue dans son adolescence et les reproches qu'elle n'avait cessé de se faire sa vie durant d'avoir laissé s'échapper les enfants. L'histoire d'Elisabeth est devenue une légende. On lui fait ici épouser John, là le médecin père des enfants qui serait devenu veuf très jeune. Mais l'histoire vraie d'Elisabeth est toute autre. Elle est celle d'une femme torturée par la culpabilité d'avoir laissé deux gamins dans une situation qui aurait pu leur coûter la vie et qui fit basculer celle de Barry.
Il ne s'est pas passé grand-chose ce 24 août 1904 mais ce fut suffisant pour bouleverser quelques vies avec une sorte d'effet papillon dont le bruissement des ailes fut suffisant pour modifier quatre destins.
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).