La fabuleuse épopée des montres de chemin de fer
L’histoire des montres de chemins de fer commence aux Etats-Unis le 19 avril 1891. Ce jour-là, à Kipton, près de Cleveland dans l’Ohio, deux trains de voyageurs se télescopent sur une voie unique tuant neuf d'entre eux. L'enquête engagée immédiatement démontre que le mécanicien de l'une des machines s'est engagé trop vite sur la voie unique, provoquant ainsi le télescopage avec un train arrivant en sens inverse à cause de sa montre qui avançait de 5 minutes.
Les compagnies de chemins de fers américaines en tirent immédiatement la conclusion non pas qu’il faut doubler les lignes, ce qui eut été d’un coût exorbitant, mais qu’il leur faut équiper le personnel de montres précises. Elles sollicitent, après un accord commun, un horloger de Cleveland, Webb C.Ball pour qu'il rédige un cahier des charges avec des normes très strictes en matière de montres de service.
Les montres des chemins de fers d’Amérique du Nord vont alors être encadrées par un règlement draconien qui impose des calibres de 19 ou 20 lignes à échappement à ancre, à simple plateau comptant au moins 17 rubis et ayant au moins une précision de 30 secondes par semaine ce qui correspond à une précision de chronomètre. Ces montres seront baptisées "Railroad watch".
Il sera ensuite décidé de créer une montre de chemins de fers standard dite "Official RR Standard Watch" (RR pour Rail Road) répondant aux critères visés plus haut auxquels Webb C.Ball ajoute "Réglage aux 5 positions et aux températures de 30 à 95 ° Fahrenheit" (soit -1 à +35°), raquette de réglage fin, double plateau, cadran bien lisible avec heures arabes et fortes aiguilles, remontoir au pendant à 12 heures et donc calibre Lépine, un nombre de 3 chiffres correspondant au grade gravé sur le mouvement (exemple le calibre 992 conçu par Hamilton). En outre, il est fait obligation aux cheminots de faire contrôler leurs montres tous les 6 mois. Une fois ce règlement adopté, trente-sept firmes américaines sont agrées pour fabriquer ces montres standard dont la firme Hamilton qui lance la "Hamilton Railways Special".
Sous la pression des syndicats américains, pratiquement seules des marques américaines sont admises. Il n’est pas question en effet d’admettre que des montres « officielles » puissent ne pas être fabriquées par des ouvriers syndiqués. Les marques suisses sont donc quasiment absentes du champ des fournisseurs potentiels des compagnies américaines.
Le modèle Hamilton est une montre de poche Lépine, calibre 19 lignes, ajusté aux températures dans cinq positions, disposant d’un régulateur à vis micromécanique et d’un balancier Breguet. La précision extrême de ces montres tient dans le service après-vente drastique géré par les chemins de fer. Le service assuré sur les instruments est exceptionnel. Chaque gare terminus dispose d’un inspecteur des montres auquel les employés doivent se présenter une fois par semaine avec une carte de comparaison. La montre est alors comparée à un chronomètre type de marine anglais qui est lui-même réglé une fois par jour via un signal porté par la T.S.F depuis l’Observatoire de Washington et diffusé sur la radio de Boston (en Suisse, les premiers signaux horaires sont transmis par Radio Berne en 1926, d’après l’Observatoire de Neuchâtel).
La tolérance est particulièrement réduite et toute variation de chaque garde-temps supérieure à 3 secondes est corrigée. Si la marche hebdomadaire dépasse 30 secondes, alors la montre est remplacée pour être réglée et faire l’objet d’un service complet. En dehors de cette hypothèse, une révision générale de chaque garde-temps intervient tous les trois mois et un rhabillage obligatoire tous les dix-huit mois. Le service est assuré par un horloger des chemins de fer et s’il y a lieu l’éventuelle réparation est confiée à un rhabilleur officiel agréé par Hamilton.
La plupart des pays vont adopter des montres de services fiables et précises, parfois avec des critères moins pointus au plan technique dès lors que même avec simplement 15 rubis, une montre peut être un redoutable chronomètre. Bien au-delà de l'accident de l'Ohio, les accidents ferroviaires vont en effet se multiplier à la fin du 19ème siècle et au début du siècle suivant. Plus spectaculaires les uns que les autres et souvent meurtriers, ces accidents qui font la une de la presse affolent les populations souvent méfiantes à l'égard des transports ferroviaires. La vitesse est encore perçue dans les premières années du 20ème siècle comme un phénomène défiant les éléments naturels.
La France sera le théâtre de l'un des accidents les plus symboliques de l'histoire quand le 22 octobre 1895, Guillaume Marie Pellerin qui travaille depuis près de 20 ans pour les chemins de fer fait démarrer son convoi ferroviaire avec 10 minutes de retard, peut-être neuf minutes. Pour rattraper son retard, il pousse sa machine au-delà de la vitesse habituelle et lors de l'entrée en gare de Montparnasse (à l’époque gare de l’Ouest), freine trop tard. La locomotive percute les heurtoirs, traverse la gare en ne faisant que des blessés légers et tombe de 10 mètres par l'une des fenêtres de la gare, directement sur le trottoir ! Les gravas du mur défoncé tuent la femme du gérant du kiosque à journaux qui n'a pas le temps de s'écarter.
L'accident est l'un des plus célèbres au monde avec celui qui s'est produit le 19 avril 1891 près de Cleveland dans l'Ohio.
Vers 1915, le nombre de fabricants agréés par les compagnies américaines est réduit à huit dont Elgin, Hamilton, Hampden, Haward, Illinois, Rockford, South Bend et Waltham. Vers 1920, les calibres 20 lignes trop lourds des manufactures américaines sont délaissés par les compagnies de chemins de fers qui se tournent vers les mouvements des manufactures suisses.
Montres Omega et ZENITH destinées aux Chemins de fers de Serbie (années 30) L'ensemble des pays adoptèrent des règlements souvent assez proches des règlements américains. Petit à petit sur le territoire nord-américain et en particulier au Canada, nombre de Railroads sont manufacturées par Omega, Zenith et Longines. Vacheron Constantin souvent avec des emboitages américains pour répondre aux lois et règlements protectionnistes américains.
Omega propose ainsi des calibres de haute qualité davantage empierrés que les modèles courants afin de réduire les risques d’usure. Les autres manufactures n’hésitent pas à développer des mouvements spécifiques ou tout au moins à élaborer des variantes spéciales de leurs calibres. Longines développe ses fameux mouvements Express Leader et Express Monarch, véritable instruments de haute précision. .
Chaque pays va s'équiper de montres de chemins de fers et ceci jusque dans les années 1960. Quels que soient les pays concernés et que les compagnies soient nationales publiques ou privées, les montres sont toujours bâties sur la base d'un cahier des charges précis. Les Européens moins exigeants que les Nord-Américains quant à l'empierrement sont en revanche plus généreux sur les boîtiers qui sont parfois en argent et soigneusement gravés au nom de la compagnie concernée.
En France, avant 1937, les compagnies de chemins de fer ne sont pas encore nationalisées et ce sont donc des compagnies privées régionales qui exploitent des lignes réparties sur le territoire national. L'entreprise familiale L. Erbeau et Compagnie, 100 boulevard Sébastopol à Paris, sera jusqu'aux années 30 l'un des fournisseurs des compagnies françaises.
Les montres sont alors réservées au personnel d'exploitation qui les règle lui-même sur le régulateur de la gare (les premiers électriques). L'ajustage de l'heure avait lieu réglementairement au moins une fois par jour par son utilisateur et les contrôles réguliers de la bonne marche de la montre par comparaison au régulateur devaient être répétés dans la journée. L’image du chef de gare avec l’œil en permanence sur sa montre et la pendule vient de cette contrainte.
A l'opposé des Américains qui faisaient réviser les montres de manière très régulière et ne laissaient aux agents que le soin de signaler tout écart excessif, le système français responsabilise l’utilisateur.
On connaît après 1937 des montres SNCF fabriquées par LIP et Zenith. Il est plus que probable que l'installation d'atelier Zenith à Besançon ait favorisé cette commande de la compagnie ferroviaire française. En effet, la tendance de la SNCF était de faire travailler des fournisseurs nationaux avant de faire appel à des sous-traitants étrangers
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Les chemins de fer turcs, serbes, yougoslaves ou russes seront aussi de gros clients des manufactures suisses. Les pays d’Europe et d’Amérique du sud font plus facilement appels aux firmes suisses qu’aux manufactures américaines très peu présentes dans la fourniture de montres aux compagnies européennes et sud-américaines.