"Les chiffres de l'horlogerie sont bons, ça repart !" A force de "repartir" à chaque annonce faite par l'ensemble des acteurs, l'horlogerie va finir par stagner dans les starting-blocks. La langue de bois est totale et même au plus profond de la crise, on n'a cessé de nous rassurer au point de nous angoisser sur les bases d'une question que nous ne nous posions même pas. Le seul vrai baromètre ce sont les ventes mais là attention ! Il ne faut pas prendre pour argent content les chiffres dévoilés par les grandes maisons car on comptabilise dans les ventes les sorties de stock et donc les montres confiées à des détaillants qui ne les paient que si elles trouvent acquéreur, les montres stockées à l'extérieur chez des professionnels du stockage dont tout le monde nie l'existence même ceux dont c'est le métier, et les montres en précommandes pour lesquelles une confirmation d'achat reste nécessaire (disons les contrats signés à la hâte à Baselworld).
Ensuite, il faudra regarder un second indicateur qui lui aussi est expressif de l'état de la situation : le taux d'occupation du personnel au travers des heures travaillées et des emplois précaires qui viennent s'ajouter au personnel constant. "Ca va mieux" devrait renvoyer au plein emploi dans l'entreprise et à des embauches. C'est assez peu le cas en ce moment.
Enfin, les "bons chiffres de croissance" mériteraient souvent un examen minutieux. Croissance par rapport à quoi ? Par rapport à l'annonce de l'année passée, elle-même artificiellement gonflée ou par rapport au marasme antérieur passé sous silence ? Il faut bien le dire, Richemont comme SwatchGroup ont, pour ne citer que ces groupes, tout de même caché jusqu'à la dernière seconde l'ampleur des dégâts et les cadres ne se sont pas faits virer sur un simple coup de tête. Il y a eu avant cela des signaux d'alarme, voire de détresse qui ont clignoté plus que de raison alors que les patrons eux-mêmes débarqués annonçaient que ça allait plutôt bien.
D'ailleurs, je ne connais pas un patron viré qui ait annoncé avant de partir que sa boite était plongée dans une situation catastrophique et pour cause, c'est lui qui l'y avait conduite. En effet, si l'on nous ressert à chaque service le franc fort, les Chinois qui luttent contre la corruption, le rouble dévalué et les attentats qui chassent les touristes, nous n'entendons jamais : "Nous avons été incapables d'anticiper la fin des livraisons par Swatch Group et nous n'avons pas vu venir la concurrence des Smartphones", etc... Pas un patron ne dira non plus qu'il s'est trompé, a mal géré le marché chinois, n'a pas su se renouveler et placer une communication adaptée. Pas un patron non plus pour avouer que ses produits ne plaisent pas car ils reflètent ses goûts obsolètes. Non, les patrons virés étaient tous de "grands capitaines" et ils partent pour développer des projets personnels. Quand on creuse un peu, on s'aperçoit qu'ils n'ont aucun projet personnel mais des contrats blindés qui leur assure après leur départ souvent des années de salaires sans rien faire et sous réserve de silence, car s'ils parlent, ils perdent ce revenu substantiel.
Dans certains groupes, c'est avec un contrat ferme de 7 ans que le patron arrive et la certitude que même éjecté en cours de vol, il continuera à être rémunéré. Donc sauf faute grave, c'est dans un silence bienveillant que se font ces départs pour lesquels de fait, nous n'aurons qu'une émotion contenue. Mais ne croyons pas à une quelconque élégance, ce n'est qu'une affaire de contrat.
Ces CEO se voient de fait, tout reprocher par l'actionnaire. Si tout va bien, si les dividendes sont là, si les profits sont au rendez-vous au dessus des prévisions, tout se passe au mieux mais si les choses dérapent, alors c'est la catastrophe. La porte s'ouvre dans un sens unique et le patron se fait jeter qu'il ait 20 ans ou 2 ans de maison. Aucune pitié, pas de rattrapage, il est dit-on chez les actionnaire "cher payé et il connaît les règles du jeu".
Il leur faut tout de même une certaine abnégation à ces patrons car pendant leur mandat, ils ont rarement une vie à côté de leur métier. Il faut être partout à la fois et travailler 20 heures par jour. Adieu les enfants et la vie de famille mais quel confort matériel ! Les salaires sont très élevés et tout ça est finalement assez logique. La précarité est compensée par le niveau de salaire. Nul ne pleurera sur un CEO viré même si humainement on pouvait en apprécier les qualités. Non, la difficulté est de savoir ce que veut l'actionnaire et la voie qu'il souhaite tracer car sa demande ne peut se limiter à "faites du chiffre". Il faut aussi une vraie stratégie de groupe, définir quelles synergies on veut mettre en place.
Là, Jean-Claude Biver a tracé le chemin à suivre pour les marques du groupe LVMH, enfin au moins trois d'entre elles puisque Bulgari est à part. Les développements techniques appartiennent au pôle et plus aux marques, le design est un concept global et les communications sont harmonisées. La marque n'a plus l'exclusivité d'un mouvement et la synergie joue à plein. C'est quelque part la fin des manufactures façon 19ème siècle. Le CEO exécute ce que le pôle décide.
Chez Kéring, l'absence de stratégie de groupe a conduit à la mort de Jean-Richard, l'agonie de Girard Perregaux et une forme d'enlisement d'Ulysse Nardin. Ce n'est pas que cette dernière maison ait été mal dirigée mais son actionnaire ne lui a pas dit où il voulait la voir aller.
Chez Richemont, l'autonomie des maisons a vécu et Jérôme Lambert joue les synergies. Georges Kern s'est donc logiquement demandé ce qu'il pouvait encore apporter et est allé le donner ailleurs. Il avait bien lui, un projet personnel ! La reprise en main tardive a fait valser les cadres.
Chez SwatchGroup, tout est plus lent. L'actionnaire est plus posé mais 30% de baisse du chiffre d'affaires l'ont ramené à la raison, mais aucune des marques du groupe ne sait vraiment où elle va. La synergie est toutefois installée depuis longtemps au moins dans les réseaux de vente et chez les fournisseurs. La communication reste le talon d'Achille car elle a vieilli avec les cadres qui la choisissent.
Le sentiment global est que l'horlogerie sort de plusieurs décennies de fonctionnement au fil de l'eau. On ne sait pas vraiment où on va et c'est le courant qui emmène les maisons mais l'embarcation n'a pas de moteur. Au mieux, lui a-t-on installé une voile mais le travail reste à faire. La réflexion de fond n'est pas menée. Qu'est-ce qu'une marque de montres ? Personne encore ne se demande dans quelle maison il travaille et ce qui fait la singularité de sa marque. L'œil sur le chiffre d'affaires, le CEO sait simplement répéter à ses troupes " Plus tu pédales moins fort et moins tu avances plus vite". C'est le message que lui a confié son actionnaire. On ne sait pas encore faire d'étude de marché, importer du sang neuf, on préfère la consanguinité. On recrute ici celui qui s'est raté là-bas. Il n'y a pourtant aucune raison objective pour qu'il fasse mieux mais on se rassure en disant qu'il connait bien le milieu. Le milieu oui mais quid des bords ?
Le gaspillage d'énergie et de savoir-faire est immense. Les manufactures sont parfois comme des bateaux ivres qui après avoir mis la barre à gauche virent à droite "toutes" avec des personnels inquiets qui ne comprennent plus rien du sens de leur travail et des clients hébétés qui ne reconnaissent plus leur marque favorite. A force de jouer au Monopoly avec leurs marques, les groupes vont finir par faire perdre toute image à leurs produits laissant le flou s'installer. On avance !
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).