La recherche d'un meuble, d'un tableau ou d'un objet ancien peut mener à une montre. Cette fois, c'est directement un vieil ami qui a par hasard détecté une pépite, une histoire comme je les aime. Celle-là m'a ému, cette dame m'a captivé et au final, on s'est réciproquement plu. On a beaucoup ri après ce récit capté avec un stylo. Dommage car j'aurais aimé en faire un podcast mais je n'étais pas parti pour ça et mon téléphone à 12% de batterie ne me fut d'aucun secours. J'avais un appareil photo dans la poche pour une toute autre raison liée à un tableau à voir ailleurs et que je me suis fait piquer sous le nez car évidemment il était trop tard pour aller le voir et il était vendu. Mais l'essentiel était là… C'est la dame qui parle, elle a plus de 80 ans et en paraît 65. Sa fille a hérité de la jeunesse de ses traits et toutes les deux m'ont bien reçu et ce fut très sympathique. Mon régime en a pris un coup mais non, rien de rien, non je ne regrette rien !
-Cette montre fut offerte en 1911 à mon grand-père pour ses onze ans. il voulait une montre de monsieur et pas une montre d'enfant. Mon grand-père ne se doutait pas que cet objet serait le dernier cadeau que lui feraient ses parents. Ils sont morts quelques semaines plus tard, asphyxiés tous les deux dans leur sommeil par un poêle à charbon dans leur chambre. Mon grand-père se retrouva alors orphelin avec une famille qui ne se précipitait pas pour le recueillir. Finalement, c'est un de ses oncles, tout jeune marié qui l'a recueilli grâce à sa jeune épouse qui avait le cœur sur la main. Cette jeune femme qui n'avait jamais été mère était mariée avec le frère de mon arrière grand-père depuis 3 semaines. Tout le reste de la famille est parti en courant, ne voulant pas d'un gamin qui n'était pas le leur.
Cette femme l'aima comme sa mère et lui donna une place à part entière dans la maison, ce qui pour un jeune couple devait être un effort énorme. Mon grand-père était effondré d'avoir perdu ses parents. Ses nouveaux parents lui firent décorer sa chambre, lui conservèrent ses habitudes scolaires et lui marquèrent de cadeaux ses anniversaires et fêtes tout en cultivant auprès de lui la mémoire de ses parents. Des gens exemplaires. Il était attaché à sa montre car ses parents lui avaient expliqué que c'était un cadeau d'adulte qu'il devrait garder toute sa vie. En 1911, on achetait une montre pour la vie.
Mon grand-père a expliqué à ma mère qu'il parlait à cette montre pour conserver un contact avec ses parents. Oh, il savait bien qu'ils étaient morts et ce que ça voulait dire mais il s'est accroché à cet objet qui le reliait à sa vie d'enfant. A 16 ans, il aurait pu partir à la guerre mais fut exempté. Ses parents adoptifs le poussèrent à faire des études, il était intelligent et il devint instituteur. Il ne savait pas comment remercier ceux qui l'avaient si bien élevé et il leur voua une affection sans limite. C'est une belle histoire d'amour et de générosité.
Mon grand-père rencontra sa femme à l'école. Elle était institutrice et lorsqu'il la présenta à ses parents adoptifs, il expliqua, ce qui la marqua, qu'il avait quatre parents. Il n'avait pas perdu son habitude de converser avec sa montre. N'importe qui l'aurait pris pour un fou mais pas celle qui devint sa femme. La montre fut placée sous un globe au début des années 1930. Mon grand-père la sortait chaque jour. Finalement tout le monde respectait ce rituel. En 1932, ma grand-mère tomba enceinte de ma mère. A sa naissance, mon grand-père cessa de parler à sa montre et expliqua que ce qui était le plus important pour un enfant était de pouvoir dialoguer directement avec ses parents et non de s'accrocher à des objets. Il a comme surmonté sa peine d'enfant.
Ma grand-mère découvrait mon grand-père dans son rôle de père comme un homme nouveau. Il ne croyait pas en Dieu, il disait qu'aucun dieu ne pouvait exister pour faire de telles vacheries que de prendre ses parents à un enfant. Je l'ai vu se fâcher en famille contre des gens qui défendaient l'image de la religion. Cet homme avait une capacité à aimer les autres qui était si grande. Je me souviens qu'il parlait à ses petits enfants comme à des vraies personnes. Il nous a raconté l'histoire de cette montre parce que c'était son histoire et c'était comme un message pour aimer nos parents. Ma mère avait cet amour en elle. Pas croyante non plus mais toujours inquiète du sort des autres et de savoir comment les aider. Cela épatait mon père qui la voyait comme un ange.
Un jour mon grand-père nous raconta, à mon frère et moi, son enfance et pour la nième fois l'histoire de sa montre. On écoutait cela comme une belle histoire, un conte. Il nous a sorti la montre de sa poche et nous l'a mise dans les mains. C'était un acte d'une grande confiance. J'avais 10 ans et je lui ai demandé ce qui se passerait si on la faisait tomber. Il m'a répondu qu'il serait triste mais que ce qui était important était que je ne me coupe pas avec le verre qui se casserait. Il avait le sens de l'essentiel. Rien que penser à son malheur me fait monter les larmes. Excusez-moi. Les vieux ça pleure facilement.
Ma mère n'a jamais eu cette montre car mon grand-père me l'a donnée de son vivant. J'avais dit à table une phrase qui était quelque chose comme" Perdre ceux qu'on aime, c'est perdre un peu de soi-même". Je le revois se lever et partir dans une pièce à coté puis revenir et me donner cette montre. J'avais 13 ans. Je me suis levée, je l'ai embrassé et il m'a dit, que ce serait mon porte bonheur. J'en ai soin. Je vérifie toujours qu'elle fonctionne bien. C'est un objet très spécial finalement.
C'est Jean qui m'a parlé de vous. Il l'a révisée et il m'a dit que je devrais vous raconter cette histoire. Ca doit vous paraître insignifiant, ridicule peut-être ? Vous pouvez la photographier bien sur mais pas moi, je suis trop vieille ! Ma fille rit en m'écoutant mais je sais que cette histoire la fait trembler. Tiens, raconte comment cette histoire te touche !
-C'est vrai, je suis très émue quand je l'entends. Je suis impressionnée de la manière avec laquelle vous manipulez cette montre. A peine en main, vous n'avez pu vous empêcher de l'ouvrir avec l'ongle sans outil ! Expliquez-moi ce que vous regardez ?
-Ah oui, j'ouvre les montres de poche presque d'instinct avec l'ongle, celui-là, je le taille spécialement car ça ne marque pas le métal. Je regarde toujours le numéro de série du mouvement. Là, vous voyez ? Je regarde ensuite sur un site la date de fabrication. Ce mouvement est de 1910,la montre a donc été offerte neuve à votre arrière grand-père, votre grand-père, madame. Il n'y a pas de signe de gravure mais des marques faites par des horlogers quand ils l'ont réparée. Le ressort a été changé deux fois, peut-être trois fois au moins. La bélière pas usée est sans doute d'origine mais la montre a été manipulée avec soin. Le cadran est resté parfait. Elle n'est pas usée ce qui signifie qu'elle fut assez peu portée. Certaines montres racontent leur histoire. Celle-ci a une histoire qui me coupe le souffle. Je ne m'attendais pas à ça. Vous la racontez très bien.
-Pourquoi ça vous intéresse ces histoires ?
-Vous connaissez les chasseurs d'ouragans aux Etats-Unis ?
-Oui
-Moi je chasse les histoires de montre et avec elles les histoires des gens. Ca vous semble un peu idiot ?
-Non mais étonnant.
-Les objets racontent les histoires des gens. Le meuble cadeau de mariage, la tristesse d'une séparation lors de la guerre, la duperie, l'amour, la passion, la loyauté, la fidélité.
-Vraiment tout ça ?
-Et bien plus.
-Vous devez avoir des tas de choses à raconter alors ?
-Oui, un peu … mais vous savez c'est nous qui faisons l'histoire !
-Prenez la montre ! Vous me la rapporterez, ce sera une occasion de parler encore. Vous nous avez épatées !
-Pour le plaisir de revenir je l'emmène et la ramènerai.
Voilà, on s'est quitté et j'ai pu faire cette photo car cette dame m'a prêté cette montre que je dois rendre. Un grand merci à elles deux !