ZEN Rang: Administrateur
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| Sujet: Actu: Océans en contre-plongée Mer 6 Fév 2008 - 18:46 | |
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- Océans en contre-plongée
Environnement. 3 000 engins dispersés dans les mers du monde surveillent de l’intérieur les courants océaniques et leurs réactions aux changements climatiques.
Envoyé spécial à Brest SYLVESTRE HUET mardi 5 février 2008 L’océan, pudique, espérait cacher ses dessous. Sa surface, scrutée par les satellites, n’a plus de mystère. Pas le moindre creux ou bosse n’échappe à leurs altimètres, révélant ses courants superficiels, la hauteur de ses vagues et… la topographie de ses fonds. Sa couleur, signe de vie ou de déserts biologiques, se soumet à l’œil perçant des espions spatiaux. Mais ses dessous, là où se trame sa circulation profonde, restaient énigmatiques. A l’exception des tropiques où quelques dizaines de bouées fixées au fond surveillent ses frasques. Le reste, immense, ne lâchait ses secrets que lors des fugaces coups de sondes des océanographes, au long de leurs navigations. Or, les dessous de l’océan, «c’est décisif pour comprendre son fonctionnement, son rôle climatique ou la répartition des nutriments à l’origine de toute la vie marine», explique Pierre-Yves Le Traon, de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer).
Logistique. Poséidon va pourtant perdre sa dernière part de mystère. L’outil de ce dévoilement ? Une armada sous-marine : 3 000 espions, baptisés «flotteurs dérivants» par les ingénieurs et disséminés dans toutes les grandes mers du globe. Ces engins automatiques plongent jusqu’à 2 000 mètres, enregistrent températures et salinité, remontent en surface et envoient leur précieux butin ainsi que leur position aux laboratoires du monde entier. «Un rêve d’océanographe, car ces paramètres permettent de savoir comment l’océan, en liaison avec l’atmosphère, redistribue chaleur et eau douce», sourit Sabrina Speich, du Laboratoire de physique des océans (LPO) (1), qui souligne : «Depuis 1955, plus de 80 % du réchauffement planétaire à été absorbé par l’océan.» Surveiller sa réaction suppose de l’espionner en détail, «surtout lorsque l’on se rend compte, avec ces flotteurs, à quel point on sous-estimait son côté turbulent, combien l’image d’un océan aux lents mouvements, perçus aux grandes échelles, était trompeuse». Les dessous de l’océan cachaient des tourbillons, une agitation dont la découverte éclaire d’un jour nouveau sa vie intime.
Au départ de cette aventure, un développement technologique démarré en France et aux Etats-Unis. Deux pays à l’origine des satellites - Topex-Poséidon, lancé en 1992, puis Jason-1 en 2002 - qui ont révélé la topographie de surface des océans et ses variations au cours du temps. «A cette époque, raconte Serge Le Reste, ingénieur à l’Ifremer, nous développions un flotteur capable d’aller recueillir des informations sous-marines». Une équipe d’océanographes lance alors l’idée de compléter la vue en 2D des satellites par une vue en 3D, recueillie par des flotteurs dérivants en profondeur. En 2000, le programme voit le jour sous le nom d’Argo, «en référence au satellite Jason», explique Pierre-Yves Le Traon.
D’emblée, les océanographes se lancent un défi à la dimension de l’océan : «disposer d’un flotteur tous les 300 kilomètres, soit 3 000 engins à la mer en permanence, correctement éparpillés», précise-t-il. L’affaire exige une logistique de grande ampleur : conception et fabrication des engins - à environ 13 000 euros pièce ; dissémination aux endroits choisis en tenant compte de leur dérive ; recueil et suivi des informations glanées ; mise à l’eau de 800 engins par an pour entretenir la flottille, puisque leur durée de vie va de trois à cinq ans. Pourtant, la réussite s’avère totale.
Satellites. Sylvie Pouliquen, ingénieure au centre de Plouzané (près de Brest) de l’Ifremer, en affiche à l’écran la démonstration. Sur le planisphère, des petits points colonisent petit à petit l’océan mondial, pour autant de flotteurs. 100, 200, 300, 1 000… et jusqu’à 3 000 en novembre 2007. Leur apparition débute dans l’Atlantique et le Pacifique nord. Puis ils traversent les océans de part en part. «Là, dans l’océan Austral, indique Sylvie Pouliquen, ce sont les mises à l’eau effectuées par le Marion Dufresne de l’Institut polaire Paul-Emile Victor [Ipev].» A la fin de l’animation, toutes les mers, y compris les plus hostiles, sont constellées de petits points. Et ça marche ?
«Plus de 2 000 profils de température et salinité par semaine», répond l’ingénieure, qui coordonne le recueil de données en mer (2). «Des données recueillies selon un cycle immuable», explique Serge Le Reste. Après mise à l’eau, l’engin plonge en cinq heures jusqu’à 1 000 mètres. Là, il se stabilise et dérive avec les courants durant neuf jours. Puis, il plonge jusqu’à 2 000 mètres et remonte aussitôt, en contrôlant sa vitesse, jusqu’à la surface.
Une fois son antenne hors de l’eau, il émet. Durant six à huit heures, «répétant ses messages 30 fois chacun», explique l’ingénieur. Une durée qui multiplie les risques d’endommager l’engin, mais nécessaire. Les flotteurs envoient leurs données aux satellites dotés d’un récepteur Argos. Ces satellites ne sont visibles du flotteur que dix minutes par heure et demie. Et, sauf pour les plus récents, ne peuvent pas informer le flotteur que le message à été reçu. Puis, les satellites relaient les messages au centre Argos de Toulouse (3). Enfin, ils parviennent aux ordinateurs de l’Ifremer. L’océan y dévoile ses températures - de près de 0 à 29 ° C - et sa salinité - entre 34 et 38 grammes de sel par litre dont la mesure doit s’effectuer à 0,01 g près. Avec la position du flotteur, les scientifiques reconstituent sa course sous-marine, donc les courants, à une vitesse variant de quelques centimètres par seconde à plusieurs dizaines.
Circulation profonde. Cette avalanche d’informations, «est publique dans les vingt-quatre heures», se réjouit Sylvie Pouliquen. Une révolution culturelle dans un milieu où l’on gardait longtemps pour soi des données laborieusement acquises. D’ailleurs «tout le monde les télécharge, Européens, Américains, Japonais, Chinois, Russes». Cette rapidité permet d’actualiser chaque semaine des cartes en 3D des océans, de la surface à 2 000 mètres, avec une grille d’un demi-degré de côté, 50 km à l’équateur, sur 50 niveaux. Le tout grâce à un modèle concocté par le LPO.
Argo alimente Mercator, un groupement scientifique, civil et militaire (4) qui produit des prévisions hebdomadaires aux échelles régionale et mondiale : températures de surface et profondes, courants, hauteur des vagues, fronts thermiques. Mercator utilise toutes les informations disponibles - satellites, navires, sondes météo. Mais sans Argo, le résultat ne pourrait atteindre la qualité désirée. Les utilisateurs ? Services météo, pêcheurs, industriels, navires de commerce et de loisirs, sécurité civile (dérives d’icebergs ou pollution). Sans oublier la Marine nationale. Dans le jeu du chat et de la souris que ses sous-marins mènent avec leurs éventuels adversaires, la propagation des ondes acoustiques - qui trahissent les nefs - y est déterminée par la température et la salinité des eaux. Les connaître à l’avance révèle les couloirs où un sous-marin peut se dissimuler.
Au-delà de cet usage opérationnel, Argo produit déjà ses effets dans les labos. Virginie Thierry (Ifremer, LPO), qui s’intéresse à l’Atlantique Nord, entre Portugal et Groënland, n’imagine plus travailler sans ces données. Certes, elle bénéficie de cinq campagnes en dix ans, toujours nécessaires pour collecter des mesures précises et des échantillons, mais… toujours au mois de juin. Impossible d’y aller en plein hiver lorsque nuit et icebergs règnent. Alors qu’il faut surveiller les relations étroites entre surfaces océaniques, atmosphère, pluviométrie et courants profonds pour démêler leurs variations cycliques et une tendance climatique en lien avec les émissions humaines de gaz à effet de serre. «Déjà, les premiers résultats ont montré la forte variabilité des eaux, l’importance des tourbillons et un réchauffement et une salinisation des eaux de surfaces. Bientôt, espère la jeune océanographe, il sera possible de déterminer les endroits clés de la circulation profonde, en liaison avec la topographie du fond.»
Financement. Sabrina Speich, maître de conférence à l’université de Bretagne occidentale (UBO), se penche sur l’océan Austral, celui qui fait le tour de l’Antarctique. Littéralement, puisqu’on y trouve le courant circumpolaire «équivalant à 150 fois le total des fleuves du monde, qui met en connexion tous les océans». Un lieu décisif pour le climat planétaire et l’exportation de sels nutritifs dans les autres océans. Rude aux navires, couvert en partie de banquise l’hiver, il représente un défi redoutable. Argo commence à le relever, complément indispensable aux rares missions, comme celle de février et mars prochain, à bord du Marion Dufresne. Sabrina Speich imagine déjà ce que donneront de nouveaux flotteurs «capables d’aller sous la banquise, et vérifier l’absence ou la présence de glace avant de remonter afin de ne pas aller s’y planter». Espère beaucoup de nouveaux capteurs pour l’oxygène, le plancton et le cycle du carbone. Et attend que les ingénieurs concoctent des engins plus costauds, «capables de plonger jusqu’aux abysses, à 4 000 mètres». Alors, Poséidon sera vraiment à nu… du moins si Argo trouve un financement de longue durée, ce qui n’est pas encore acquis.
(1) Université de Bretagne occidentale, CNRS, Ifremer. (2) http://www.coriolis.eu.org//coriolis_fr/ (3) Opérée par la filiale du Cnes collecte de localisation satellite (CLS). (4) Ifremer, Météo France, Shom (Service hydrographique et océanographique de la Marine nationale), Cnes, Institut de recherche pour le développement (IRD), CNRS. http://www.liberation.fr/transversales/futur/reportage/308030.FR.php _________________ Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).
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