Bonjour
J'ai fait semblant d'aimer les montres et je suis allé chez un horloger. Il avait une blouse blanche et une loupe sur le front, c'était un de ces horlogers de province comme je les aime avec un établi parfaitement blanc et lisse et un tube néon au dessus du plan de travail . Le tourniquet Bergeon et le vribro sur le coin de la table de l'autre coté de l'ordinateur branché sur un forum de 4 x4.
J'ai voulu faire réviser ma Navitimer par ce professionnel descendant direct de son père lui-même horloger au même endroit en 1952 et qui avait vendu à mon père sa Breitling de légende.
Il a regardé ma montre, l'a même posée sur le vibro et m'a dit en regardant le cadran à la loupe qu'il fallait "la passer chez Breitling" . Le type avait l'air d'un expert et son avis n'a pas compté pour du beurre. Il a pris une enveloppe et a marqué dessus une description de la montre. Il a ensuite reporté le numéro de l'enveloppe sur un ticket, il semblait avoir fait ça toute sa vie. J'ai apprécié son ton rassurant " Il faudra attendre septembre...On est débordés en ce moment question SAV". Il a ajusté son col de blouse et en me regardant droit dans les yeux, il m'a ajouté " On est de moins en moins nombreux, nous les professionnels". J'avais l'air bète, alors j'ai répondu que "Nous les collectionneurs , on ne cesse d'être en plus grand nombre" . Le type a levé les yeux au ciel et d'un air entendu , il a ouvert un tiroir plein de montres dans des enveloppes et pointant du doigts, il a dit "J'ai tout ça en instance" .
J'étais vraiment impressionné. Je suis sorti du magasin et j'ai dit à celui qui m'accompagnait " Il a l'air calé ce type" . Il m'a répondu qu'"il avait vu à qui il avait à faire" . Je crois qu'il n'y croyait pas mais ça m'a fait plaisir , cette reconnaissance de mon savoir... Je lui ai dit qu'il avait raison , toujours perspicasse. De cela aussi, il fut satisfait.
Ensuite, je suis allé au bureau. On m'a demandé si j'étais d'accord pour valider le dossier Berthier... J'ai regardé le plafond, j'ai fait semblant de réfléchir et j'ai dit "Oui, ça a trop trainé". En fait, je ne sais plus ce à quoi correspond ce dossier Berthier mais ma réponse a semblé satisfaire ma collaboratrice qui m'a même répondu "C'est une bonne décision".
C'est bète mais je suis sur qu'elle s'en fout de ce dossier et que comme moi, elle ne voit plus très bien à quoi il correspond.
Après mon téléphone a sonné, un client m'a demandé comment j'allais ..."Fort bien et vous-même..." Il m'a répondu la même chose et je l'ai remercié d'avoir pris de mes nouvelles avant de raccrocher. Je pense qu'il appelait pour autre chose mais en fait je m'en fous. Je ne veux pas savoir pour quoi il appelait.
Je me demande si tout le monde ne joue pas un rôle, pour être bien dans la peau de celui ou celle dans lequelle ou laquelle on l'attend. "Joue ton rôle de mec, mon petit gars... Sois belle , ma fille" Les parents donnent ces recommandations parce qu'ils sont parents et les enfants les écoutent parce que ce sont les parents qui le disent.
On mange à l'heure, on va travailler à l'heure, on s'habille Ralph Lauren pour la vie sociale qu'on idéalise, on se dit bonjour, au revoir alors qu'on ne se le souhaite même pas. Ce sont des reflexes , des conventions qui nous font avancer, pas nos moteurs internes ... On se consumme à être des autres, on joue entre nous à faire semblant et quand on s'en aperçoit, on voudrait que le temps s'arrête et que cet horloger qui ne sait pas ouvrir une montre soit capable de remonter en arrière, histoire de réécrire l'histoire autrement, en reprenant par le début et non par la conclusion attendue.
Le temps n'est que le témoin de nos semblants, à nous d'en faire celui du vrai.