J'ai je l'avoue un peu hésité à vous raconter maintenant cette histoire et ne croyez pas que je veuille jouer sur la corde sensible mais il se trouve que l'histoire de cette montre est celle-là. C'est comme ça, je n'y peux rien. Je ne sais pas la raconter autrement. J'en connais d'autres détails mais ils n'apportent rien à l'histoire de la montre. Chacun en pensera ce qu'il souhaite mais rien n'a été inventé et j'ai voulu l'écrire d'un seul trait …
Monique est née le 18 septembre 1928 dans un village au nord du département de l'Aisne. Sa mère et son père ont tous deux 30 ans cette année-là et l'arrivée de la petite fille est une fête même si la maman ne sera pas à la hauteur des attentes légitimes d'un enfant qui n'accepte ni les coups, ni les mouvements d'humeur de sa mère, ni les insultes qui pleuvent au moindre prétexte. Monique sera une enfants battue. Toutefois de ses trois premières années, celles dont elle n'a aucun souvenir, elle racontera qu'elle a du être une enfant heureuse.
Pour fêter cette naissance et leurs 30 ans, le papa de Monique offre à la jeune maman une bague avec un diamant et la maman offre au papa une montre bracelet pour remplacer la montre de gousset qu'il porte depuis plus de 10 ans. Cette montre de gousset est une Omega en argent dont il vante la précision et la qualité à chaque fois qu'il regarde avec envie cette Omega bracelet en argent qui est dans la vitrine du bijoutier au coin à droite avec 3 ou 4 autres Omega bracelet dont une en or, deux en métal blanc.
C'est décidé, la maman de Monique va offrir cette montre au jeune père. Elle entre dans la boutique et le bijoutier explique que c'est un superbe modèle qu'il avait pris en trois exemplaires en 1925. "Il est rare que je commande plusieurs fois la même montre mais cette fois, je n'ai pu départager la version avec les chiffres romains, celle avec les chiffres arabes et une autre avec elle aussi des chiffres arabes mais plus classiques. Pour tout vous dire, je comptais bien conserver celle-ci pour moi mais mon épouse a insisté pour que je prenne un modèle en or. Je reste malgré tout très admiratif de ce modèle."
Le bijoutier glisse un ongle à l'arrière de la montre, ouvre le couvercle et présente le mouvement. "Regardez cette qualité !" dit-il admiratif, "Cette finition est tellement belle. La montre a attendu pour que je la mette en vitrine quelques années, le temps de vendre les autres, mais je ne peux pas tout garder ! Je l'ai laissée à l'ancien prix car elle coute un peu plus cher dans le dernier catalogue." La jeune maman est conquise et fait emballer la montre. L'écrin est long, il loge la montre à plat, bracelet non plié et son carton est imprégné de couleurs vives. La date de la vente manuscrite sur le bon de garantie mentionne le 25 décembre 1928. C'est le jour où le cadeau sera offert.
En le découvrant, le jeune père ne dissimule pas son plaisir. Il a tellement regardé cette montre depuis plus de 3 mois. Il craignait qu'elle ne soit vendue. Comment son épouse a-t-elle deviné alors qu'il n'avait rien dit d'autre qu'il lui faudrait une montre plus moderne?
La montre passe immédiatement au poignet dès le 25 décembre 1928 mais par précaution, son porteur réduira son porté aux jours sans travaux manuels, ni sortie sous la pluie ou le gel. La suite s'écrit tristement, la maman fait subir à son mari ses sautes d'humeur et s'en prend violemment à l'enfant transformée en esclave à la naissance de son petit frère. Elle n'a que trois ans. La vie du couple se complexifie et il finit par partir sans prévenir pour éviter une énième crise. Il part discrètement oubliant ses affaires et ses enfants et disparait sans laisser de coordonnées, abandonnant aussi son entreprise et ses deux salariés. La montre reste dans un tiroir où elle est enfouie pendant plus de 50 ans. Elle n'en ressortira qu'à la faveur d'une succession, considérée par Monique qui en connait les détails de l'histoire comme un souvenir de son père, le seul. Elle décide de ne pas garder cette montre car elle n'a plus en tête de celui-ci qui aurait du la porter qu'une image que le temps n'a cessé de rendre plus floue.
Monique à plus de 80 ans se souviendra d'avoir été abandonnée par son père d'abord puis par sa mère qui la confia à 8 ans malade, dénutrie, anémiée à ses grands-parents qui mettront deux ans à la remettre sur pieds et à lui rendre l'éclat de son enfance confisquée. Alors, la montre, elle s'en moque, non, elle ne peut lui accorder d'intérêt sans que sa souffrance ne lui trouble les yeux des larmes qu'elle provoque.
Cette montre a donc bien une histoire, une vraie histoire associée à celle de parents immatures, qui n'ont pas été capables de donner à leur fille l'amour qu'elle même n'a cessé de donner à ses enfants. Je connaissais bien Monique et ce prochain 18 septembre, je sais que je penserai à elle pour de multiples raisons et pas seulement à cause de cette montre. Monique nous a quittés en 2012 non sans avoir pris des nouvelles de ses petits-enfants juste avant de tirer sa révérence. Elle a senti la mort s'approcher d'elle et a demandé si elle allait mourir. Tout le monde lui a menti pour la rassurer mais elle savait que le temps était venu d'aller retrouver son mari disparu 24 ans plus tôt.
La montre était dans une boite avec une feuille détachée d'un carnet à lignes. Il y avait écrit "Montre de papa offerte pour ses 30 ans par maman - Argent ? Elle semble fonctionner" … Elle fonctionnait mais par prudence un horloger l'a révisée. La boite dans laquelle était la montre était une boite de poudre de riz dont se maquillait les femmes jusque dans les années 1960. Il y avait aussi la surboite en carton et sur le fond une mention manuscrite "Cadeau de Noël 1959" - Les objets racontent l'histoire de ceux qui les ont possédés. Le numéro de série renvoie à 1923. la montre a été faite pour le marché français spécialement, d'où la mention "Importé de Suisse " sur le cadran. Elle est sobre et juste belle, elle est élégante, discrète, stylée, précise incroyablement comme une montre de poche 5 fois plus grande. Le mouvement avec ses cotes de Genève est simplement sublime.
Vous en savez sur elle autant que moi. Pas moins, pas plus. J'hésitais à raconter cette histoire parce que je ne voudrais pas qu'on croit que je n'ai retenu que les histoires tristes. Celle-ci, égoïstement, cela me détend de la raconter et me déculpabilise de porter la montre. Pourquoi une fabrication en 1923 et une vente en 1928 ? Je ne sais pas vraiment. La sortie du calibre et celle de la montre terminée peuvent connaitre un écart, la douane, le stockage chez le grossiste et dans la boutique du détaillant … Est-ce important ? Sans doute pas. 1928, c'est la fin des années folles et la montre est née juste au milieu, Monique juste à la toute fin de celles-ci.
Tout dans cette montre, ses chiffres, la forme de sa boite et la mixité de son format autant pour les hommes que les dames rappelle que ces années-là avaient un vent de parité des sexes. Elles n'étaient pas si folles ces années, finalement ...
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