C'était un vendredi soir de novembre 1927. Victor, le prêtre du village, sortit sa montre, une savonnette Omega. Les aiguilles bleuies en forme de pommes marquaient 6 heures et demi. Il faisait déjà noir. Victor fit une dernière prière et bénit le corp de Paul qui venait de mourir dans ses bras à l'âge de 81 ans. Victor avait senti les muscles de Paul se relâcher et son souffle s'arrêter net. Le pouls était devenu imperceptible. Il fit claquer le couvercle de sa savonnette et prenant un air défait prit la main de chaque membre de la famille pour lui présenter ses condoléances.
Le médecin du village à ses cotés expliqua qu'il n'y avait plus rien à faire et que le défunt de toutes façons serait décédé quoi qu'il fut tenté. La femme de Paul se précipita sur la pendule pour l'arrêter comme la coutume le commandait. Le frère de Paul commenta le fait de mourir en novembre quand il n'y a plus de fleurs et dans les banalités entendues, on lui répliqua qu'il y a avait les chrysanthèmes. "Habillez le avant qu'il ne soit rigide" commenta le médecin.
Tout le monde quitta la pièce, laissant seule Jeanne, la femme de Paul, avec leur fille Simone. Elles sortirent le costume noir du défunt, celui acheté 20 ans plus tôt pour son départ en retraite et qu'il n'avait remis que pour les enterrements. Jeanne soutint Paul en position assise et Simone tentait d'enfiler le pantalon quand Paul se mit à souffler ... "Ce sont les poumons qui se dégonflent, mon père avait fait ça aussi", rassura Jeanne .
"Mais lâchez-moi bordel de merde !" Simone devint blème. "Maman, il a parlé" "C'est impossible ma fille, notre émotion nous fait entendre des voix, nous refusons sa mort..." Paul se mit à respirer ...
-Qu'est-ce que je fous là ? " interrogea-t-il en ouvrant les yeux ... Et cette pendule arrêtée , c'est pour quoi ?
-mais c'est que ...
-On a constaté ma mort ? c'est ça ?
-Oui tu ne respirais plus.
-Ah les cons ... Et ce curé qui a mauvaise haleine.
-Le médecin ...
-Ce charlatan ? il est venu lui aussi ?
-Oui et il t'a trouvé mort.
-Mes chaussons ! Mes chaussons bon dieu !
-Je vais les rappeler pour leur annoncer la bonne nouvelle.
-Que nenni ! je suis mort, je suis mort...
-mais ?
-Non, pas de mais. Finis les impôts et les cons qui défilent. Un mort ne peut plus rien se voir reprocher. Ma montre ! Donnez moi ma montre !
-Tiens la voilà ...
-A quelle heure suis-je mort ?
-A 6 heures et demie .
-Bien, je vais aller hanter le village, pisser sur les rosiers et chier sur les paillassons ! Ca fait des années que j'en rêve ! Chier sur les paillassons de ces hypocrites !
-Mais Paul ...
-Ah laissez moi ! Je vais commencer à vivre ...
Paul partit pour le village et au petit matin, chacun commentait déjà les incivilités constatées ...
-On a fait sur ma morte ! C'est un chien !
-Oh non madame Bouchu, c'est un homme regardez la hauteur .
-Moi, j'ai retrouvé une grosse crotte sur le paillasson et quelqu'un a planté un petit drapeau dedans...
-Ce n'est pas un chien ... Et vous mademoiselle Chombier ?
-Ne m'en parlez pas. Je me déshabillais dans ma chambre avec le volet entre-ouvert pour avoir de l'air et j'ai vu un type qui reluquait. Il m'a vue nue !
-Non !
-Après, j'ai regardé par la fenêtre et j'ai vu une ombre qui regardait par la fenêtre de mademoiselle Pringuet !
-Vous l'avez prévenue ?
-Oui et elle m'a dit qu'elle se sentait épiée.
-Mais quel rapport entre le fait qu'elle sente des pieds et cet homme ?
-Non, elle pensait que quelqu'un la surveillait ...
9 années durant, Paul alla chaque nuit au village perturber les habitants. Et puis un soir de novembre, il se coucha et s'éteint cette fois pour de bon. Jeanne appela le médecin et le prêtre puis arrêta la pendule. Il était 6 heures et demie. Le prêtre arriva le premier ...
-C'est jeanne ?
-Non c'est papa répondit Simone .
-mais ton père est déjà mort il y a 9 ans .
-Non, il est là ...
-Jeanne, je suis très étonné... Il avait un jumeau ?
-Non, c'est bien lui.
Le médecin arriva à son tour et n'en crût pas ses yeux ...
-Mais Paul était mort ...
-C'est bien lui, indiqua Jeanne .
-Le médecin refusa de reconnaître Paul car il avait délivré 9 ans plus tôt un certificat de décès à son endroit.
-Non Jeanne, ce n'est pas lui ...On vous a abusée.
Personne ne voulut reconnaître que Paul avait pu survivre 10 ans plus tôt. Ses dossiers administratifs étaient éteints, clôturés et c'était beaucoup trop compliqué pour l'Etat Civil de revenir en arrière. Paul était mort dix ans plus tôt et voilà tout. L'assurance vie avait d'ailleurs été versée. Ni la banque, ni la sécurité sociale, ni la caisse de retraite n'acceptèrent de réouvrir le dossier. Seuls, les services des impôts s'essayèrent sans persévérence à tenter un rappel. On ne meurt administrativement qu'une seule fois. Paul fut donc inhumé en fausse commune tout près de son son caveau occupé par son cercueil vide.
Cette mort laisse une énigme en suspens. Si Paul est mort et cette fois vraiment mort, qui peut bien continuer à venir déféquer sur les paillassons des habitants du village et à reluquer les vieilles filles quand elles se couchent ? Et ce claquement de petite boite métallique qu'on entend le soir et la nuit dans les rues ... Ce ne serait pas celui d'une savonnette ?
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Contraria contrariis curantur. (Les contraires se guérissent par les contraires).