Interview de Jean-Claude Biver
par Joël Jidet
Jean-Claude Biver a en charge depuis quelques mois le pilotage du pôle horloger du groupe LVMH. Il préside ainsi au devenir de Hublot, Tag Heuer et Zenith. Rechercher des synergies, optimiser la production et s’adapter aux marchés font partie de son quotidien. En fin stratège, il a pris directement les commandes de Tag Heuer qui, en volumes, rivalise avec les plus grandes marques concurrentes. Jean-Claude Biver a accepté de répondre à nos questions et ainsi de s’adresser à tous les amateurs d’horlogerie.1 - Jean-Claude Biver tout d’abord merci de répondre à nos questions. La première d’entre elle et la plus immédiate est : Comment va Tag Heuer ?Tag Heuer va bien, c’est une marque solide, une belle image, une excellente notoriété, un personnel motivé et l’une des plus importantes de Suisse avec une profitabilité respectable et encore beaucoup de potentiel. C’est aussi le leader de la montre de sport et du chronographe. Une marque jeune et d’avant garde, et ce depuis 1860 !
Vous avez réorganisé le positionnement de la marque, avez-vous enregistré les premiers résultats ? Non, les premiers résultats se feront probablement sentir partiellement au 2eme semestre 2015, mais surtout en 2016. C’est le temps d’inertie entre la décision de créer un produit et de l’avoir distribué, puis vendu hors des 7'000 points de vente dans le monde.
2 - Tout le monde connaît le succès que vous avez remporté en positionnant la marque Hublot parmi les plus convoitées. Pourquoi avoir accepté de relever ce nouveau défi alors que vous auriez pu rester sur l’image de cette réussite ? Je n’ai ni l’âge ni l’envie de prendre ma retraite. D’ailleurs une passion ne se mets pas à la retraite. Tant que j’ai la santé, la passion, le plaisir et l’envie d’apprendre je ne vois pas pourquoi j’arrêterais. Je pense qu’il faut arrêter quand la passion s’estompe ou lorsqu’on n’apprend plus. De surcroit je dois remercier ceux qui me font confiance et leur montrer qu’ils ont eu raison de la faire
3 - Est-ce que cela signifie que vous avez l’impression d’être immortel ? Oh mon Dieu, seul l’Amour est éternel ! C’est ce que nous disent toutes les religions car elles définissent en général Dieu comme étant Amour. D’ailleurs si vous regardez l’Art, qui n’est rien d’autre qu’une des nombreuses expressions de l’Amour, et bien l’Art est éternel (Mozart, Picasso sont toujours vivants)
4 - La Suisse vient de supprimer le plafonnement de la parité Franc suisse et Euro et de fait, immédiatement le franc suisse s’est retrouvé à parité avec la monnaie européenne. Plusieurs patrons de marques et de groupes du luxe ont manifesté leur inquiétude à ce sujet. Quelle est votre position ? Je suis bien entendu aussi inquiet de cette chute brutale de l’Euro et du renforcement du franc suisse par rapport à toutes les monnaies, sauf le Yen. Nous allons devoir travailler avec beaucoup de rigueur et créativité pour compenser ce nouveau taux de change. Et si cela ne suffit pas, nous serons condamnés à augmenter nos prix. Ceci dit, je vous rappellerais que lorsque je suis entré dans le métier, nous avions 1$ = 3.00CHF et aussi 1$=0.90CHF et pourtant nous n’avons jamais cessé d’augmenter nos ventes dans les zones $. C’est une des caractéristiques de la Suisse de toujours arriver à trouver des parades au renchérissement de sa monnaie, à travers son organisation, ses structures, sa rationalisation, le travail et la compétence de sa force ouvrière, sa qualité et son service. Ces caractéristiques sont le plus souvent le propre des pays à monnaie forte.
5 - Des marques comme Tag Heuer et Zenith ont-elles les moyens de résister à cet aléa financier d’envergure ?Oui, d’une part car nous saurons trouver les parades comme déjà évoqué plus haut, et d’autre part notre appartenance au plus grand groupe du luxe au monde nous donne assez de moyens s’il en fallait !
6 - Hublot se porte bien au sein du pôle. Tag Heuer semblait plus en difficulté d’où une action immédiate de votre part. Qu’est-ce qui motive les changements de stratégie et en particulier l’abandon de la haute horlogerie et de la recherche alors que la marque depuis 5 ans s’illustrait par une dynamique d’innovations ? Toute marque, et un jour ce sera aussi le cas de Hublot (qui une fois de plus a progressé de deux chiffres en 2014), doit de temps en temps se repositionner et de se préparer à une nouvelle décennie. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car cela fait partie de l’évolution et de la vie d’une marque. Par contre ne pas arriver à se remettre en cause ou ne pas se préparer à des changements de générations et de tendance pourrait être périlleux pour l’avenir de la marque.
7 - Cela veut dire que Tag Heuer était mal géré avant votre arrivée ? Le passé de TAG Heuer fait partie intégrante des atouts et des forces de la marque. Qui suis-je pour critiquer des décisions prises à certaines périodes, alors que je n’étais même pas là ? Celui qui n’accepte pas le passé, ne peut pas se projeter dans le futur !
8 - Zenith est aujourd’hui une marque plus confidentielle que les 2 autres marques du pôle que vous pilotez. La manufacture du Locle fête ses 150 ans. Quels sont vos objectifs pour cette maison ?Les légendes ne meurent jamais ! Voyez le El Primero…..(il n’y a pas aujourd’hui de mouvement chronographe plus iconique et plus noble que lui). Zenith travaille dans l’Art. Sa mission c’est d’être créateur d’éternité dans un boîtier. Tout comme Picasso nous crée de l’éternité sur une toile ou Mozart nous crée de l’éternité sur un piano. Voilà la noble mission de Zenith.
9 - Zenith a-t-elle vocation à devenir fournisseur de mouvements pour les marques de l’ensemble du pôle horloger? Non, je ne le pense pas. Même si pour des séries limitées et des quantités limitées elle pourrait occasionnellement fournir telle ou telle autre marque.
10 - Autrefois, les pertes de vitesse de certains marchés étaient compensées par la conquête de nouveaux marchés dits émergents. Quels sont les marchés qui aujourd’hui vous semblent devoir être développés ? Ce sont encore et toujours les mêmes, à savoir la Chine, l’Indonésie, l’Inde, l’Amérique du Sud et certains pays de l’Est
11 - Hublot a connu une très forte croissance ces dernières années. Celle-ci n’est-elle pas en train de se stabiliser ?Toute croissance doit finir par se stabiliser, ou disons plutôt qu’elle doit se consolider. Une fois cette consolidation faite, la marque pourra continuer à croître mais à un rythme plus constant et moins violent. La consolidation fait donc partie intégrante du processus de croissance !
12 - Quel est votre rôle chez Hublot aujourd’hui ?Mon rôle est le même depuis 2011, date à laquelle j’ai remis le management opérationnel à mon ami Ricardo Guadalupe, aujourd’hui CEO de Hublot. Selon les besoins, je suis là pour l’assister dans la définition de la stratégie, le produit et le marketing. Je ne suis pas interventionniste, mais suis à disposition de l’équipe dirigeante et de Ricardo.
13 - Comment allez-vous faire jouer la synergie entre les marques du groupe ? Tag Heuer pourrait-il fournir des mouvements pour Hublot ? Les équipes d’Hublot pourrait-elle travailler sur le design des Zenith ou laissez-vous à chaque marque une certaine autonomie ? Il est exclu de trouver des synergies qui ne sont pas cohérentes avec l’ADN et le message de chaque marque. Le contraire serait suicidaire. Tout comme il serait probablement suicidaire que Ferrari mette un jour dans ses voitures un moteur Lancia ou Alfa Romeo. Le principe de gouvernance du Groupe LVMH, c’est de laisser l’autonomie aux entrepreneurs des maisons. Et essayer de ne pas les enfermer dans des cadres rigides ou ils perdraient leur sens entrepreneurial
14 - Comment vivez-vous l’arrêt des livraisons de composants par Swatch Group ? Qui aujourd’hui fournit les échappements et éléments réglants à Tag Heuer et Zenith ?Nous avons chez TAG, Zenith et Hublot des unités industrielles qui d’ici 2020 sont appelées à nous donner une grande autonomie. Il existe également aujourd’hui des alternatives au Swatch Group (raison pour laquelle la commission de la concurrence a permis à SWG de cesser progressivement ses livraisons). Ceci dit, nous entretenons des relations harmonieuses empreintes de respect et d’amitié avec le SWG et je ne vois pas pourquoi ils arrêteraient de nous livrer.
15 - N’est-ce pas une erreur industrielle que de n’avoir pas anticipé cet arrêt des livraisons pourtant annoncé par Swatch Group ?Je pense que dans l’ensemble les marques importantes ont assez bien anticipé le changement. Elles ont eu de nombreuses années et de nombreux signaux pour le faire. C’est d’ailleurs ce que la plupart ont fait. Mais il est clair que ce sont de gros investissements que certaines marques n’ont pas forcément pu faire.
16 - Il n’y a pas si longtemps, Omega était la cible concurrentielle de Tag Heuer. Quelle marque est aujourd’hui la cible et n’est-ce pas une régression ?Je ne crois pas que Omega ait jamais été la cible de TAGHeuer. Au contraire, lorsque j’étais en 1993 chez Omega, notre cible était TAGHeuer…. Ceci dit avec l’amélioration constante du produit et de la qualité des montres TAGHeuer elles sont entrées de facto en concurrence avec les marques qui fabriquent également des produits de grande qualité.
17 - Vous avez dit faire davantage confiance aux ingénieurs qu’aux horlogers pour piloter Tag Heuer. Qu’est-ce qui génère cette analyse de votre part ? Non, je ne pense jamais avoir dit cela. Car ce serait tout faux de prétendre pareille chose ! Par contre je pense bien évidemment que ce sont les ingénieurs qui doivent développer les montres connectées et pas les horlogers. C’est la raison pour laquelle nous avons scindé en deux le Département de Recherche & Développement. Soit d’une part la Haute Horlogerie et d’autre part la Haute Technologie. Avec d’un côté des horlogers et maîtres horlogers et de l’autre côté des scientifiques et ingénieurs.
18 - Les montres connectées font couler beaucoup d’encre. Vous étiez plus que sceptique sur le devenir de ces montres et vous avez changé d’avis. C’est le fait de reprendre la présidence de Tag Heuer qui vous a convaincu ?J’ai été comme beaucoup d’autres sceptique au début, car je ne pensais pas (et ne le pense toujours pas) que la montre connectée puisse concurrencer l’Art Horloger. Mais j’avais sous-estimé le danger que peut représenter la montre connectée pour l’Industrie Horlogère (soit les montres industrielles dont les prix varient de 300 à 1500CHF) Dieu soit loué, j’ai encore la capacité d’écouter, d’apprendre et de changer d’avis !
19 - Sur les montres connectées, avez-vous une prévision de l’impact de ces produits sur la vente de montres mécaniques ?Comme je l’ai dit plus haut, les montres connectées ne vont pas concurrencer l’Art Horloger, mais plutôt offrir un tremplin à celles-là. L’Art Horloger a donc pour moi un avenir intact, car il va profiter pleinement des retombées et de la promotion faite par les montres connectées. Celles-ci devenant le meilleur allié et promoteur de l’Art Horloger.
2 0 - Vous ne croyez pas à un changement culturel qui ferait passer les porteurs de montres du coté des amateurs d’objets branchés et électroniques ? Non, je crois que l’Art est éternel et par conséquent l’Art Horloger (qui est aussi un Art) est lui aussi éternel.
21- Le pôle horloger de LVMH est composé finalement d’assez peu de marques. Richemont et Swatch Group sont beaucoup plus « fournis ». Quelles marques aujourd’hui estimeriez-vous utiles de faire entrer dans votre groupe ? Je souhaiterais avant tout une marque qui complète notre offre horlogère et qui fait du sens. Il ne sert à rien d’acheter des doublons, mais des marques complémentaires, oui. Comme nous avons déjà trois marques magnifiquement bien positionnées les unes par rapport aux autres, avec chacune un message et un ADN forts, il devient difficile d’acquérir des marques complémentaires, car il n’en reste pas beaucoup…
22 - Quelle montre porte-t-on quand on est à la tête d’un pôle horloger qui compte trois marques alors qu’on a que deux poignets ? Il faut respecter les marques dans lesquelles on travaille, en être fier et être en tout temps un ambassadeur de la marque. C’est pour cela que je porte la montre de la marque dans laquelle je vais aller travailler ou visiter. Et si je devais les visiter les trois le même jour, je peux toujours porter une Patek de 1949, car une montre classique d’il y 66 ans, ne porte pas à discussion et met tout le monde d’accord.
23 - Une dernière question, pardonnez-moi si elle vous semble trop intime. N’y a –t-il pas des jours où vous avez envie de tout laisser tomber et de faire autre chose, un loisir qui vous éloignerait de l’horlogerie, car ce monde est très dur ? Il n’y a au pire que des jours avec des doutes (ou plutôt des nuits). Je les apprécie à leur façon, car le doute me permet de me remettre en cause. Et de ce fait le doute devient un allié. Le jour où mon métier me fatiguera, le jour ou je n’écouterai plus, le jour où je n’apprendrai plus et le jour où je penserai que je sais, alors ce jour-là la retraite m’appellera et je partirai à la retraite.
Droits réservés - Forumamontres - 4 février 2015