Profession Chronométrier
La nuit va tomber en ce début de soirée et ils sont là, faisant les 100 pas devant l’observatoire de Neuchatel, ils n’ont pas tous le même employeur, pire ils sont concurrents et s’opposent pour un titre…celui de meilleur chronométrier. Leurs manufactures d’attache sont Ulysse Nardin, Longines, Zenith ou Omega ou d’autres manufactures toutes aussi prestigieuses. Ce titre, ce premier prix, ils le défendent pour eux-mêmes ou pour la manufacture qui les emploie. Ils ont derrière eux tous les horlogers, tout le personnel et tous les patrons qui savent que le premier prix de concours de chronométrie leur permettra de faire de la publicité, on dit à l’époque, de la réclame pour la marque. Cette comparaison des performances, les chronométriers l’ont intégrée à leur vie quotidienne, leur savoir faire se transmet de génération en génération, de père en fils parfois et tels les secrets de la haute cuisine, les ingrédients de la réussite sont très bien gardés.Des concours pour encourager le progrèsLes concours sont nés de la volonté des cantons et de la confédération suisse de faire progresser l’industrie horlogère. La Suisse au milieu du 19ème siècle s’est aperçue que la prééminence de son savoir faire était en péril car dans d’autres lieux, en particulier aux Etats-Unis, l’industrie horlogère est en train de se construire et d’adapter des modes industriels de production plus élaborés que ceux que la Suisse a pu mettre en place. Le phénomène amplifie avec la fin du siècle et les Suisses vont aux Etats-Unis pour s’imprégner de nouvelles techniques d’industrialisation. En parallèle, il faut prouver que les montres suisses sont plus précises que celles venues d’outre Atlantique. Même si les Allemands, les Anglais et les Français deviennent de sérieux concurrents, les Américains sont boulimiques pour se tailler de grandes parts de marchés et surtout ils sont très offensifs. Leur secret transite par une communication massive et par de la « réclame ».
Les Suisses restent convaincus que la publicité doit être informative et que la suprématie de la montre helvétique repose sur sa précision. Ce sujet sera le terrain de jeu de la concurrence entre les marques jusqu’à la fin des années 60.
Les prix décernés aux manufactures vont donc se succéder à diverses occasions jusqu’à parfois troubler la lisibilité de leur origine quand, comme c’est le cas pour l’exposition universelle de 1900, plusieurs marques revendiquent le grand prix de la manifestation. Beaucoup des « prix » distribués de la fin du 19ème aux années 40 ne sont que des expédients commerciaux destinés à faire valoir la marque plus qu’à la récompenser réellement d’une innovation technologique majeure.
Plus sérieux sont les prix résultant des concours de chronométrie. Ceux-ci sont nés à Genève en 1790 d’une idée de la société des arts pour motiver les inventeurs et faire évoluer l’horlogerie. Le premier concours n’interviendra qu’en 1816 avec comme lauréat Antoine Favan. L’épreuve consistait à présenter une montre à plat, pendue ou portée et dans une amplitude de température de 25 degrés de l’échelle de Réaumur, déviant de moins de 3 secondes par 24 heures, une véritable prouesse pour l’époque.
Préparation des montres chez Omega pour les JO ( Années 30)
Des épreuves sans concession A Neuchâtel, il faut attendre la création de l’observatoire en 1860 pour assister au premier concours de chronométrie. En charge de la détermination de l’heure exacte et de sa transmission, l’institut reçoit dans ses missions celle d’observer des chronomètres et de consigner leurs performances sur des bulletins de marche. La première année, six chronomètres de marine et treize montres de poche furent soumises à l’observatoire.
Louis Augsburger - L'un des meilleurs chronométriers - Ulysse Nardin
Les règlements sont soumis à de perpétuelles évolutions, les prix sont individuels ou de séries, il faut alors pouvoir aligner six montres proches de la perfection et les pièces sont classées par catégories, d’abord les chronomètres de marine, puis ceux de poche et de bord puis la catégorie des montres bracelets sera reconnue en 1945. On parle écart moyen de la marche diurne, des changements de positions de la montre, de coefficient thermique lié à la variation de marche à un degré près et d’erreur résiduelle quand la montre passe de l’étuve à la glacière. Pendant 45 jours, les montres sont testées, torturées dans tous les sens, à toutes les températures avec un contrôle permanent de leur marche par comparaison avec l’heure « officielle » de l’observatoire.
Charles Fleck - Régleur chez Zenith milieu des années 1920
Une vie dédiée à la précision La vie des chronométriers est modelée à la récurrence des concours. Toute l’année, ces horlogers, régleurs de précision ont une place à part dans la manufacture qui les emploie. Leur mission est de parvenir non pas à un très bon résultat mais au meilleur résultat, celui qui donne la première place face à la concurrence. Charles Thomann historien et fils de régleur de précision a vécu dans sa chaire la vie du chronométrier. Il en a fait un livre publié en 1982 aux éditions du Griffon à Neuchâtel intitulé « Les dignitaires de l’horlogerie ».
Dévoués corps et âmes à leurs montres, les chronométriers n’abandonnaient jamais leurs pièces et souvent, c’est 7 jours sur 7 que leur métier s’exerçait. L’absence parfois de moyens de transport les obligeait à aller à pieds par tous les temps surveiller le comportement d’une pièce. Les épreuves du froid, c'est-à-dire l’étude du comportement du mouvement à de basses températures pouvait conduire celui qui préparait la pièce pour le concours à la porter dans la chambre froide la plus proche ou la plus évidente, parfois celle du du boucher explique Charles Thomann. Rarement, le chronométrier laissait sa pièce transportée par quiconque autre que lui-même. Le moindre choc, le moindre incident pouvant remettre en cause des mois de travail, la confiance n’était pas l’apanage des régleurs de précision, eux qui n’hésitaient pas à affronter hiver comme été des kilomètres de marche pour rejoindre l’observatoire et remettre leurs pièces en mains propres.
Point de dimanche ou de jour férié, la cause du réglage étant entendue comme supérieurement importante pouvait couper court à la vie de famille et à la tradition des réunions familiales. Qui d’autres qu’eux pouvaient sans dommage assurer le remontage des pièces chaque jour ? On entre en chronométrie comme d’autres entrent en religion. Le chronométrier porte une véritable dévotion à son métier. Si les épreuves avaient lieu à l’observatoire de Kew Teddington en Angleterre, alors le chronométrier suivait le plus souvent sa ou ses pièces jusqu’à sa destination.
Tous les régleurs de précision se connaissent d’une manufacture à l’autre, ils forment une véritable confrérie remplie d’un esprit de concurrence et d’amitié, d’émulation et d’angoisses partagées à attendre la proclamation des résultats. La disparition de l’un attriste tous les autres qui perdent bien plus qu’un adversaire, un ami proche, si proche de ce qui les fait vibrer. Hommes à part dans les firmes horlogères, loués par leurs patrons et leurs collègues, c’est sur eux que repose l’image de l’entreprise et la pression du résultat. Etre le deuxième ou le troisième n’a pas grand sens car seul le premier tire réellement profit du succès. La publicité comparative n’hésite pas à afficher les résultats, humiliant implicitement ceux qui n’ont pas conduit leur manufacture à la victoire.
Certaines marques seront véritablement abonnées aux victoires. Ulysse Nardin conserve pendant plus d’un siècle à partir de 1861, la place de premier au concours dans la catégorie des chronomètres de marine. Omega, Zenith ou encore Longines forment un trio gagnant sur les montres de poches puis les bracelets qui laisse parfois une place à Movado, Vacheron Constantin, Jaeger LeCoultre ou d’autres marques. La demande des consommateurs suit le mouvement et la communication des marques sur la précision porte ses fruits. On réclame à tout va des pièces certifiées de bulletins de marche que délivrent les Observatoires et les Technicum.
Jusqu’en 1960, l’heure de référence est donnée par un régulateur qui s’installe dans une chambre à pression constante. L’heure est encore calculée de manière astronomique par observation de la position du passage des étoiles au méridien. Ce n’est que plus tard que les horloges atomiques et leurs étalons de fréquence prendront le relais.
Les concours s’arrêtent à la fin des années 60, la cause en est la montre à quartz. Le règlement des concours est une nouvelle fois modifié se transformant en remise de prix généralisée et les marques historiques refusent cette duperie. Les derniers chronométriers repartent dans les ateliers où ils collaborent aux fabrications des manufactures et au développement des derniers mouvements en voie de création. Chez Zenith, le El Primero reçoit ainsi l’aide experte des chronométriers qui mettent la dernière main à la finalisation du calibre. On est en 1968, d’autres révolutions attendent les hommes…
Droits réservés - Joël Duval - Forumamontres - Août 2017